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18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 18:10

4-

 

 

Lumière sur la scène. Décors : une petite fontaine entourée d’un berceau de verre protégé de la chaleur et du vent. C’est là que travaille l’Empereur. Côté cour, le jardin, quelques chaises et un banc sous un arbre.

 

Dans le berceau, une table recouverte de papiers. Las Cases écrit. Un fauteuil impérial et une petite table où s’assoit parfois Napoléon. Quand la lumière s’allume, Las Cases écrit avec une plume. L’Empereur est à moitié assis sur la petite table, les bras croisés. Il fait un signe du doigt à Las Cases, hors scène. Pendant la scène, Betsy apparaît tout d’abord en courant puis elle s’arrête et écoute sans se faire remarquer.

 

NAPOLEON

Ecrivez aussi : Si Alexandre s’était rallié, je ne serais pas allé à Moscou. Mon beau-père me l’avait d’ailleurs fortement déconseillé. Mais je pensais qu’il était plus sûr d’assurer mes arrières. Il y a eu trahison et la rencontre de Tilsitt ne fut qu’un mauvais jeu, Alexandre n’a jamais accepté de compromis. Nous avions le même objectif, la domination de la Turquie et d’Istanbul. J’étais simplement mieux placé que lui puisque j’étais roi d’Italie (il se lève et fait le tour de la pièce. Il aperçoit Betsy) J’ai emmené 400.000 hommes en Russie pour battre Alexandre. 20.000 à peine sont rentrés. Et nous n’avons presque jamais combattu ! (il s’approche de Betsy) Ce pays est terrible, Mademoiselle Betsy, le froid vient vous mordre le corps et réveille les morts. Vous ne pouvez même pas pleurer, les larmes gèlent ! C’était affreux ! J’ai vu des hommes entrer dans les entrailles des chevaux pour y trouver un peu de chaleur et mourir de froid car ils s’endormaient. J’ai vu des hommes les membres raidis par le gel, qui se trainaient sur la glace en gémissant, j’ai même vu des hommes affamés vider les corps de leurs camarades pour essayer de survivre. Et tous ces cris ! Et toutes ces plaintes ! Tous ces appels au secours qui envahissaient la nuit ! Et tous ces coups de feu ! Les Russes abattaient comme des chiens ceux qui avaient encore la force de marcher ! C’était horrible, Mademoiselle, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’était ! Même les maréchaux ne pouvaient plus avancer ! Ah ! Brave Ney ! Lui seul était resté à l’arrière pour défendre avec quelques hommes valides tous ceux qui n’en pouvaient plus ! Car les Russes attaquaient sans arrêt, sans pitié, sans relâche ! Sans la moindre considération pour une armée entière que le froid était en train de décimer ! Ils se sont battus en lâches ! Ce n’était pas difficile de massacrer des soldats qui ne pouvaient pas se défendre ! Il leur suffisait de tirer ! Les Russes ont toujours agi comme cela, en lâches ! Si mon armée avait mieux résisté au froid, nous les aurions battus, comme à Austerlitz ! Des incapables dirigés par cet abruti d’Alexandre ! (il donne un coup de pied dans une chaise) Et pendant ce temps, Malet conspirait contre moi à Paris ! Personne ne me laissait tranquille, ils voulaient tous ma fin ! A Paris, ils l’avaient annoncés, que j’étais mort ! Comme si le froid pouvait m’abattre moi ! Il fallait que je reste en vie pour la France ! Qu’est-ce que 100.000 soldats morts face à l’honneur de la France ? D’autres étaient prêts à continuer. La campagne de Russie ne m’aurait pas achevé si l’on ne m’avait trahi ! Tous m’ont trahi ! Talleyrand ! Fouché ! Nous étions les plus forts, les plus puissants ! Cela me rappelle la Rome antique, dévorée de l’intérieur ! Des factieux ont dévorés la France de l’intérieur, ce n’est pas moi qui l’ai perdu, ce n’est pas mon armée ! Ce sont tous ces bourgeois que le vice a placé au pouvoir et qui tiennent grâce aux conspirations ! Où est l’idéal de la révolution ? La vieille noblesse a laissé place à la bourgeoisie décadente ! Tiens, la vieille noblesse, il en reste ! Ceux à qui j’ai tendu la main, et Talleyrand ! Il n’a pas hésité à vendre la France pour s’assurer le pouvoir quel que fut le résultat de la guerre ! Je le tiens pour l’un des principaux responsables de la chute de l’Empire ! (Un temps) Il est vrai que si j’avais agi différemment en Espagne, les événements auraient pris une autre tournure. Je n’aurais pas du laisser une partie de mon armée en Espagne. Ces hommes là m’ont manqué en Russie ! L’Espagne fut ma plus grande faute ! Notez cela Las Cases ! Je n’en suis jamais venu à bout et j’ai trop dispersé mes forces. La guerre d’Espagne fut parfaitement inutile. Que des échecs sanglants ! L’Espagne est une tâche sur le drapeau français, une tâche sur mon front ! (il ferme les yeux) Que la postérité me pardonne ces erreurs ! Et tous ces morts ! Si mon frère Joseph avait pu faire régner l’ordre ! L’incapable ! La famille, Mademoiselle Betsy ! La famille ! Protégez-moi de ma famille, je me charge de mes ennemis ! Tous des incapables ! Je suis le seul Bonaparte ! Le seul ! Je n’aurais jamais du les assoir sur des trônes, l’Europe ne les méritait pas ! En attendant, je paye cher toutes mes erreurs ! Ils m’ont fait tomber dans cette île affreuse et perdue. Ils m’ont réduit à néant. Je ne suis plus que l’ombre de mon trône, l’ombre de ma gloire, j’en suis réduit à jouer avec une enfant ! Une enfant… ils m’ont tout pris, même mon fils ! Ils me l’ont enlevé ! Ils veulent en faire un prince autrichien, lui, l’héritier de la couronne de France ! Ils veulent en faire un allemand, un renégat à la patrie ! Le roi de Rome appartient à la France, il appartient à l’histoire. Il doit la poursuivre, suivre mes pas, ce que j’ai entrepris. La France a besoin de  lui, elle ne peut pas vivre sans lui. L’aiglon doit apprendre à voler mais ses ailes doivent être françaises.

 

BETSY (touchée)

Quand avez-vous vu votre fils pour la dernière fois ?

 

NAPOLEON

La veille de mon départ pour Moscou. Je l’ai pris dans mes bras, il m’a souri et m’a dit :

« Où allez-vous papa ?

  • Je vais voir Alexandre à Moscou
  • Reviendrez-vous bientôt ?
  • Je reviendrais dès que j’aurais parlé avec Alexandre
  • Alors je vous attendrais. Papa, je vous aime !
  • Moi aussi je t’aime mon fils. Moi aussi je t’aime ! »

 

 Napoléon ferme les yeux, une larme coule.

 

Je l’ai embrassé, il m’a souri et je suis parti. Je ne devais plus jamais le revoir.

 

Je suis désolé Mademoiselle Betsy de m’être ainsi laissé allé, toute cette histoire n’est pas pour les petites filles… pardon pour les jeunes filles ! Mais vous savez maintenant qui vous avez devant vous, un ambitieux qui doit supporter le poids de l’histoire, à qui l’on a tout pris jusqu’à son sang, humilié sur ce rocher battu par les vents perdu en plein océan atlantique, à l’écart de tout, au bout du monde d’où je ne peux même pas m’échapper ! Ou vous êtes mon seul réconfort. (Il la prend dans ses bras) Merci d’être là Mademoiselle Betsy !

 

Un temps.

 

La nuit tombe vite sous ces latitudes n’est-ce pas ? Voulez-vous bien me tenir compagnie et regarder les étoiles avec moi ?

 

BETSY

Avec plaisir Monsieur, je ne peux pas vous laisser seul dans cet état !

 

La scène s’assombrit, deux néons s’allument près de l’arbre sous lequel s’assoient Napoléon et Betsy.

 

 

NAPOLEON

Là-bas, regardez ! Une étoile filante ! Vous l’avez vue ?

 

BETSY

Oui il faut faire un souhait, vite !

 

NAPOLEON

Avez-vous fait votre souhait Mademoiselle Betsy ?

 

BETSY

Oui Monsieur, et vous ?

 

NAPOLEON

Oui, oui ! Dîtes-moi votre souhait ?

 

BETSY

Ah non Monsieur, un souhait doit rester secret ! Je ne peux pas vous le dire !

 

NAPOLEON

Vous avez raison ! Mais tout de même ne voyez-vous pas là un signe du destin ? Quand j’ai évoqué la France, une étoile filante est apparue ! Vous savez quoi ? Je pense que c’est moi cette étoile filante ! Ne riez pas Mademoiselle Betsy, l’étoile filante c’est moi ! Oui c’est moi ! J’ai brillé pendant plus de vingt ans sur la France ! Ils ont cru m’effacer à tout jamais mais je suis encore là et je serais là jusqu’à la fin des temps à briller sur la France et le monde ! Ah, ah ! Je suis une étoile filante ! Mais une étoile filante n’arrête jamais de vivre et de tourner, de voguer dans les cieux ! C’est vrai que l’air est doux à respirer ce soir ! Tous ces feux, là haut, sous la voûte céleste, cela me rappelle la nuit qui précédait la bataille d’Austerlitz ! Il y avait des feux partout et ceux du ciel s’unissaient avec ceux des campements des soldats ! Il faisait froid cette nuit là, il y avait un léger brouillard près du sol mais on voyait tout quand même, des points lumineux partout, c’était magnifique. Quand je suis sorti de ma tente, les grognards éclairaient mon chemin de leurs torches ajoutant une voûte à la voûte céleste. Je voulais marcher incognito mais ils avaient reconnu mon allure et toute la colline s’est embrasée de mille feux pour éclairer ma promenade. Et des milliers de cris : « Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! » Ah mon Dieu, c’était superbe, émouvant ! Le lendemain à l’aube, le soleil se levait pour nous, avec nous, pour la victoire ! Le soleil d’Austerlitz ! (un soupir) La plus belle journée de ma vie ! A chaque fois que j’y songe, cette nuit d’Austerlitz me remplit de mélancolie, je revoie ici le même ciel, les étoiles y brillaient avec la même ardeur… c’était un miracle car il avait plu pendant plusieurs jours et cette nuit là seulement, le ciel s’est dégagé ! Les dieux étaient avec la France. Je me suis souvent perdu en contemplation dans les étoiles, elles ont toujours dirigé ma vie ! Toutes ensembles on dirait un rideau merveilleux, comme un voile autour de la Terre ! N’avez-vous pas cette impression, Mademoiselle Betsy ?

 

BETSY

Si Monsieur ! Vous dîtes les choses si remarquablement, je soupçonne les étoiles de vous inspirer de la poésie !

NAPOLEON (sourit)

Ah ! Mademoiselle Betsy, connaissez-vous bien les étoiles ?

 

BETSY

Un peu monsieur !

 

NAPOLEON

Fort bien, levez-vous, venez ! Venez !

 

L’Empereur se lève et va au milieu de la scène, Betsy le rejoint. Il pointe son doigt vers le ciel.

NAPOLEON

Quelle est cette étoile qui brille si intensément là-bas ?

 

BETSY

Je ne sais pas Monsieur !

 

NAPOLEON

Allez répondez !

 

BETSY

Non, je ne sais pas !

 

NAPOLEON

Mais si vous savez, c’est l’étoile du berger !

 

BETSY

C’est possible Monsieur !

 

NAPOLEON

Doutez-vous de moi Mademoiselle ! Je vous affirme que c’est l’étoile du berger ! Et pourquoi l’appelle-t-on l’étoile du berger ?

 

BETSY

Je ne sais pas !

 

NAPOLEON

C’est l’étoile qui a guidé les bergers et les rois mages quand le Christ est né ! Vous manquez d’intelligence mademoiselle Betsy !

 

 

BETSY

Monsieur, savoir le nom des étoiles n’est pas une preuve d’intelligence !

 

NAPOLEON

Vous n’avez pas tort ! Mais cela peut toujours servir, quand on est perdu par exemple, il est plus aisé de retrouver son chemin si on connaît le nom des étoiles et leurs positions. (Il prend Betsy par le cou) Regardez-encore, mademoiselle Betsy ! Comment appelle-t-on l’amalgame que forme cet ensemble d’étoiles, là, au bout de mon doigt ?

 

BETSY

Combien y en-a-t-il ?

 

NAPOLEON

Cinq ! Ne les voyez-vous pas ?

 

BETSY

Je n’en distingue que deux !

 

NAPOLEON

Regardez mieux, suivez mon doigt, là ! Une, deux, trois, quatre, vous les distinguez maintenant ? (leurs têtes sont l’une contre l’autre) Et cinq ! Vous voyez le dessin que cela fait dans le ciel ?

 

BETSY

Oui Monsieur, c’est très beau !

 

NAPOLEON

Alors, quel est le nom de ce dessin ?

 

BETSY

Attendez, je crois me rappeler qu’il est question d’un animal mais je ne sais plus lequel !

 

NAPOLEON

Oui, oui (il imite l’animal) L’animal est gros, plein de poils et il pousse des grognements terribles et surtout, il aime le miel !

 

BETSY

L’ours, Monsieur !

 

NAPOLEON

Oui, oui, alors le nom ? Le nom !

 

BETSY

Je sais, la grande ourse !

 

Elle s’assoit sur le banc alors qu’un néon s’éteint. Un seul éclaire la scène. Comme un clair de Lune. La scène est peu éclairée et l’action se déroule dans une semi-obscurité.

 

BETSY

J’aime bien rester seule avec vous Monsieur ! La nuit est belle et je ne veux pas me coucher maintenant. Il est trop tôt vous ne croyez pas ?

 

NAPOLEON

Certes Mademoiselle ! Mais vous n’avez pas l’habitude de veiller ainsi !

 

BETSY

Il faut bien que les habitudes se prennent un jour monsieur !

 

Dîtes Monsieur, est-il vrai que j’ai des yeux de chat ?

 

NAPOLEON

Oui Mademoiselle Betsy, c’est vrai. Vous avez les plus beaux yeux de chat du monde, il est dommage que vous ne puissiez les voir, lorsque vous utiliserez un miroir dans votre chambre, regardez les, vous découvrirez deux ravissantes perles bleues qui flottent au fond de votre regard ! Et dans ce regard là, corps et âme se noient !

 

BETSY

Monsieur, c’est beau ce que vous me dîtes là !

 

NAPOLEON

N’êtes vous pas restée avec moi pour entendre cela ? Je le répète, vous avez le plus ravissant visage que j’ai jamais vu ! Et j’en ai vu ! Affrontez la vérité, j’ai envie de baiser ce beau visage et de caresser ces cheveux si soyeux, cette peau de soie veloutée, je la mordrais bien, délicatement n’ayez crainte ! Mademoiselle Betsy, vous avez des appâts plus qu’il n’en faut pour que je cède à tous vos caprices et que je joue le petit garçon devant vous !  Vous êtes très belle et votre pureté vous rend plus belle encore !

 

BETSY

Personne ne m’a encore jamais parlé comme cela ! Et je suis toute émue !

 

NAPOLEON

Aucun de ces jeunes freluquets qui vous courtisent n’a pu vous parler ainsi car ils sont incapables de voir la beauté et de saisir la grandeur de l’âme derrière cette beauté ! Moi je vois tout cela et j’aime tout cela !

 

Betsy lui prend les mains et les embrasse de nouveau.

 

BETSY

Aimez-vous cela aussi ?

 

NAPOLEON

Oui ! Le ciel soit béni de vous avoir mise sur mon chemin. Que la route a été longue pour arriver jusqu’à vous ! Il m’a fallu régner et me battre, vivre de nombreuses années avec la gloire comme compagne et l’hypocrisie comme sœur, l’armée comme famille et la France comme raison d’exister ! Aujourd’hui Napoléon Ier Empereur n’est plus, exilé à l’autre bout du monde, sur une île perdue. La gloire l’a abandonné mais la légende commence. Et je vous ai rencontré, vous entrez dans ma vie alors que je suis plus seul que jamais. Vous m’avez conquis, petite Betsy ! Et cela compte beaucoup pour moi !

 

Il l’embrasse une fraction de seconde sur les lèvres, n’osant pas aller plus loin.

 

BETSY

Prenez-moi dans vos bras ! Serrez-moi fort ! (ils se laissent aller)

 

NAPOLEON

Il y a une coutume en France, lorsqu’un homme et une deviennent amants, ils se disent Tu dans l’intimité ! En Angleterre vous ne pouvez le faire puisque le tu n’existe pas  mais en France c’est important !

 

BETSY

Comme tu veux Monsieur !

 

NAPOLEON

Ah, ah, ah ! Tu es charmante ! Laisse Monsieur tranquille, il nous servira bien assez pour les convenances !

 

BETSY

C’est d’accord Napoléon !

 

NAPOLEON (il passe sa main sur son visage)

Eh bien voilà ! J’aime quand tu me regardes comme cela et quand ta peau frémit sous mes doigts !

 

BETSY

Oui c’est bon ! Mais quand même, avec toutes les maîtresses que tu as du avoir, je me sens vraiment petite devant toi ! Comme une enfant !

 

NAPOLEON

Mais tu es une enfant et c’est cela qui te rend plus désirable encore, et c’est ce qui me plaît en toi ! Mais je t’en prie, laissons mes anciennes maîtresses en paix, ce soir il n’y a que toi qui comptes ! Et quand je te regarde, je me dis que tu surpasses en beauté beaucoup de mes maîtresses.

 

Betsy met sa tête dans le creux de l’épaule de l’Empereur.

 

BETSY

N’as-tu jamais vraiment aimé une femme ?

 

NAPOLEON

Oh si j’ai aimé l’être le plus diabolique, le plus insaisissable et le plus délicieux qu’il me fut permis de connaître. Mais notre amour ne fut qu’une longue quête inachevée, je crois que nous avons raté quelque chose, ma passion s’est éteinte au fur et à mesure que ma gloire grandissait. Elle fut incapable de me donner un fils alors je dus me résoudre à me débarrasser d’elle.

 

BETSY

Tu l’as tuée ?

 

NAPOLEON

Non ! Je lui ai acheté un château ! Elle ne m’aimait guère au début puis avec l’âge (et la gloire), elle s’est attachée ! Moi j’étais fou d’elle, depuis le jour où je l’avais rencontré, j’étais encore un simple général et elle, le cœur de Paris ! Le Tout Paris venait s’encanailler chez elle, son salon était ouvert à tous, y compris aux désoeuvrés comme moi ! Nous nous sommes mariés le jour de mon départ pour l’Italie ! Un signe ! Notre mariage ne fut que rendez-vous ratés et champs dévastés ! C’est lorsqu’elle est morte que j’ai senti combien nous étions liés finalement !

 

BETSY

Donc elle est morte ?

 

NAPOLEON

Hélas oui mais je n’y suis pour rien ! J’ai pleuré moi qui ai si souvent cédé à ses larmes !

 

BETSY

Comment s’appelait-elle ?

 

NAPOLEON

Joséphine ! Elle t’aurait plu, vous avez le même charme, la même grâce féline ! C'était la femme la plus charmante, la plus aimable,  la plus élégante,  la plus affable qu'il y eut au monde ! (Il fait des grands gestes) Era la dama la piu graziosa di Francia.

 

Quant à mon divorce, je n'aurais jamais pu y consentir sans raisons d'Etat. Nul autre motif ne m'eut fait rompre un mariage avec une épouse aussi accomplie. Uniquement la raison d'Etat ! (bas) Uniquement ! (Vers le public) Et je rends grâce à Dieu de l'avoir rappelée à lui avant que j'éprouve mes derniers malheurs.  (Il stoppe et se met à arpenter la scène les mains derrière le dos) Marie-Louise était fort différente. Elle m'aurait accompagné à Sainte-Hélène si on le lui avait permis. Elle était une fort bonne personne et une épouse dévouée. Elle ne discutait pas trop lorsque je disais quelque chose et elle m'aimait bien. En ce moment,  je suis certain qu'elle regrette sa vie avec moi ! L'Aiglon lui ressemble beaucoup. Tenez, voyez. (Il sort de sa poche un portrait de Marie-Louise et le montre à Betsy)

 

BETSY

Elle est charmante ! Votre fils lui ressemble ?

 

NAPOLEON

Il a les yeux de sa mère, les cheveux et la forme du visage. De moi, il n'a que les lèvres !


BETSY

Alors, il doit avoir de très jolies lèvres !  (Elle lui rend le portrait)

 

NAPOLEON

Il a de très jolies lèvres !  (Il se rapproche de Betsy) avec un arrière goût de légende !

 

 

BETSY

Elle est allemande je crois ?

 

NAPOLEON

Autrichienne, mademoiselle ! Moi,  fils de la Révolution française,  j'ai épousé la petite nièce de Marie-Antoinette et finalement,  j'ai bien fait, j'ai reconstitué l'alliance royale en Europe.

 

BETSY

Pour de bon ?

 

NAPOLEON

(il la regarde un temps et souffle) En fait l’alliance royale n’a pas voulu de moi ! Mon beau-père ne m'a pas trahi mais il n’a rien fait pour arranger les choses. Bien sûr, Marie-Louise avait peu d'attraits et elle ne gagnait guère à la comparaison avec les autres femmes de la famille impériale, toutes remarquables par leurs beautés et leurs phy­sionomies pleines d'intelligence ! Cependant,  je l'aimais bien ! (Un temps, il sort sa montre-gousset) Il se fait tard petite Betsy, cela t’amuse d’être dans les bras de l’empereur qui fit trembler l’Europe et failli mettre l’Angleterre à genoux ?

 

 

BETSY

Je me fiche de l’Empereur et je ne suis pas dans tes bras comme les autres, tu es un gentil monsieur et je t’aime bien !

 

NAPOLEON

Je ne suis donc pas le monstre dont toutes les petites anglaises ont peur ? Petite Betsy, je t’aime beaucoup et cette île affreuse où je suis perdu recèle le plus précieux bijou de l’univers.

 

BETSY

Tes lèvres sont merveilleusement dessinées !

 

NAPOLEON

Veux-tu goûter le parfum de la légende à travers ces lèvres ?

 

BETSY

Oui Monsieur, je veux bien !

 

Betsy embrasse maladroitement Napoléon sur les lèvres.

 

NAPOLEON

Je vais te montrer ! Mais nous gardons ce secret entre nous, n’est-ce pas ?

 

BETSY

Oui !

 

Il la serre contre lui et l’embrasse fortement sur la bouche.

 

NOIR SCENE

 

 

 

VOIX OFF BETSY

 

Qu’il était bon le parfum de la légende ! Mais le temps passait malheureusement vite et bientôt, la résidence de Longwood fut prête à recevoir son illustre invité. L'angoisse du départ m'étreignait au fur et à mesure qu'ar­rivait le funeste jour. L'Empereur est resté aux Briars deux mois  et ces deux mois furent les plus merveilleux de ma vie. Nous passâmes des moments inoubliables et il eut été difficile, déchirant de nous séparer. Je pensais ne plus le revoir. Les préparatifs du transfert à Longwood allaient bon train. C’est à ce moment que l’amiral Cockburn m’accusa d’être une espionne pour le compte de Napoléon.

 

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18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 18:06

3-

 

Napoléon est assis sur la banquette, Betsy près de lui. Elle lui tient les mains et les regarde affectueusement. Elle passe délicatement ses doigts sur la main impériale. Napoléon regarde successivement sa main et Betsy.

 

BETSY

Oh Monsieur ! Votre main est si belle et si douce ! Vous avez la plus belle main au monde ! Vos doigts si bien dessinés paraissent flotter au moindre souffle. Ce sont les voiles de cette fragile et désirable barque que j’aime.

 

Betsy s’est adressé à la main sur laquelle elle dépose un baiser en remontant jusqu’au bout des doigts. Elle contourne les doigts avec ses lèvres puis elle s’arrête. D’un coup, elle regarde l’Empereur dans les yeux et sans lâcher la main, sur un ton de reproche.

 

BETSY

Comment une telle main a pu faire la guerre ? Elle ne paraît ni assez large ni assez forte pour tenir une épée, presque une main de jeune fille et elle est bien trop jolie !

 

NAPOLEON (lui passe la main dans les cheveux)

Pourtant elle a tenu beaucoup d’armes ! Elle a souvent été le drapeau de la victoire et c’est un peu grâce à elle que j’ai goûté à la gloire !

 

BETSY

Vous avez vraiment manié beaucoup d’armes ?

 

NAPOLEON

Oh oui Mademoiselle Betsy ! Des épées, des poignards et même des pistolets. C’est plus rapide pour tuer mais c’est tellement moins élégant !

 

Napoléon se lève et tire une longue épée d’un étui doré, il la brandit, fièrement !

 

NAPOLEON

Regardez cette épée, Mademoiselle Betsy ! C’est la plus belle qu’on puisse imaginer au monde.

 

BETSY (se lève et s’approche de l’épée)

Elle est superbe !

 

NAPOLEON

Voyez, le fourreau est composé d’écailles et la poignée est en or massif. Je suis sûr que vous n’en avez jamais vu de semblable !

 

BETSY

Non jamais ! (elle caresse littéralement l’épée) Elle est si belle !

 

NAPOLEON

Tenez !

 

Il lui donne l’épée dans son fourreau. Betsy sort lentement l’épée avec admiration. Soudain, elle pose le fourreau sur la banquette et porte la pointe de l’épée sur la poitrine de l’Empereur.

 

BETSY

En garde monsieur ! Allez en garde, hop, hop !

 

Elle dirige successivement la pointe de l’épée sur la poitrine et près du visage de Napoléon. Un étrange ballet commence. Betsy pousse Napoléon tout autour de la pièce avec la pointe de l’épée.

 

NAPOLEON

Posez cette arme Mademoiselle, c’est dangereux !

 

BETSY (agressive)

Vous avez peur, hein, vous avez peur ! Allez, en garde, défendez-vous ! Alors, où est-il passé le grand conquérant ? Vous imaginez la fin de l’histoire ? Napoléon tuée par une petite fille… anglaise !

 

L’Empereur ne dit rien mais ne semble pas très à l’aise. Elle l’accule dans un coin en ajustant l’épée sous sa gorge.

 

BETSY

Ah, ah ! Coincé ! Faîtes vos prières, je vais vous tuer ! ça y est ? Vous avez fait vos prières ?

 

NAPOLEON

Je ne m’en souviens plus…

 

BETSY

Eh bien tant pis, je vais vous tuer quand même ! Je tiens le maître du monde au bout de mon épée ! Je vais le tuer ! Ah ! Hop !

 

Mais soudain, l’épée tombe, trop lourde.

 

BETSY (redevenue une petite fille)

Ouf ! Elle est trop lourde ! Je ne peux plus la tenir ! Pas pour moi ça !

 

Napoléon ferme les yeux une seconde, il ramasse l’épée et regarde méchamment Betsy. Il met la main à sa gorge et vient vers elle.

 

NAPOLEON

Tué par une petite fille !! Pfuitt ! Ce n’est pas un jouet, Mademoiselle ! Vous auriez pu vous faire mal ! (il lui pince l’oreille) Coquine ! Au lieu de vous amusez à mettre en garde les Empereurs, vous feriez mieux de faire vos devoirs Mademoiselle ! La dernière feuille que vous avez rendue était blanche !

 

BETSY

Comment savez-vous cela ?

 

NAPOLEON

Je sais tout !

 

BETSY

Vous n’en direz rien à mon père ?

 

NAPOLEON

Cela dépend !

 

BETSY

De quoi monsieur ?

 

NAPOLEON

De vous !

 

 

BETSY

Que faut-il que je fasse ?

 

NAPOLEON

A partir de maintenant vous ne rendrez plus de feuilles blanches !

 

BETSY

Bien Monsieur !

 

NAPOLEON

Et il y a autre chose !

 

BETSY

Oui ?

 

NAPOLEON (il lui prend les mains)

Baisez-moi encore  les doigts s’il vous plaît !!

 

 

Noir quelques secondes.

Betsy et Napoléon sont dans la même position mais les heures ont passé.

 

 

BETSY

Oh merci mille fois Monsieur d’avoir intercédé en ma faveur auprès de mon père. C’est mon premier bal ! Un bal donné par Sir George Cockburn !

 

NAPOLEON

Je comprends que vous ayez le plus grand désir d’y paraître, il y aura certainement les plus beaux jeunes hommes de l’île !

 

BETSY

Monsieur, je me fiche des jeunes hommes, je veux juste aller danser c’est tout ! Mon premier bal (elle est toute heureuse et se lève, fait quelques pas de danse)… Mon premier bal !!

 

 

NAPOLEON

Quelle robe allez-vous porter ?

 

BETSY

Vous allez voir Monsieur, je vais la chercher !

 

Betsy sort du salon.

 

La voilà Monsieur !

 

NAPOLEON

(Il prend la robe, la touche et la met devant Betsy pour voir l’effet)

Elle est superbe ! Elle vous va à ravir, splendide ! Vous allez avoir de nombreux prétendants ! Dansez un peu… (Elle fait quelques pas et il l’accompagne en tenant la robe près d’elle pour voir l’effet) Splendide Mademoiselle Betsy ! Votre carnet de bal va être plein mais… vous serez raisonnable, je l’ai promis à votre père !

 

BETSY

Oui bien sûr ! Ne vous inquiétez pas ! Je suis heureuse que ma robe de bal vous plaise !

 

NAPOLEON

En effet (il la pose sur le bord du canapé) En attendant de faire la fête, feriez-vous une partie de whist avec nous Mademoiselle ? Votre père me l’a proposé lorsque j’ai plaidé votre cause ! Il nous attend ! Et vous me devez la pagode que vous avez joué contre mon Napoléon lors de la dernière partie !

 

BETSY

Ah Monsieur je ne vous dois rien ! La dernière fois vous aviez triché ! Je vous ai vu !

 

NAPOLEON

Tricher moi ? Comment osez-vous ! Vous ne savez pas ce que vous dîtes !

 

BETSY

J’ai bien remarqué votre stratagème ! Vous me racontiez n’importe quoi pour me distraire afin que ma sœur puisse voir mes cartes ! Vous avez triché !

 

NAPOLEON

C’est faux !

 

BETSY

C’est vrai ! Je ne vous paierais pas ce que je vous dois si vous gagnez en trichant !

 

NAPOLEON

Je n’ai pas triché !

 

BETSY

Si ! Vous n’aviez rien gagné du tout, vous n’êtes qu’un tricheur et un menteur !

 

 

NAPOLEON

En voilà assez Mademoiselle, vous êtes une méchante et une menteuse !

 

L’Empereur se lève brutalement et s’empare de la robe de Betsy. Il part en courant dans le salon, suivi par Betsy qui hurle.

 

BETSY

Non Monsieur, je vous en prie, ne faîtes pas ça ! Rendez-moi ma robe ! Pitié, je vous en prie !

 

L’Empereur entre dans ses appartements et ferme sa porte à clé. Betsy tente d’ouvrir la porte et tambourine.

 

BETSY

Ouvrez-moi ! Ouvrez cette porte, rendez-moi ma robe ! S’il vous plaît, ma robe !

 

NAPOLEON

Non !

 

BETSY

Oh Monsieur, je vous en prie, rendez-moi ma robe, c’est la seule que j’ai pour aller au bal !

 

NAPOLEON

Non !

 

BETSY

Rendez-moi ma robe ou je défonce votre porte !

 

NAPOLEON

Ah ! Ah ! Ah ! Essayez-donc !

 

BETSY

S’il vous plait! C’est vrai je n’en ai pas d’autres, Monsieur!!

 

NAPOLEON

Vous vous en passerez, je garde la robe !

 

BETSY

Mais qu’allez-vous en faire ?

 

NAPOLEON

Je vais la mettre !

 

BETSY

Ce n’est pas drôle Monsieur ! Pitié ! Vous avez raison, c’est moi qui ai triché ! Je vous demande pardon, je regrette !

 

NAPOLEON

Vous n’êtes pas à genoux au moins ?

 

BETSY

Presque ! Monsieur, rendez-moi ma robe par pitié !

 

 

NAPOLEON

Non !

 

BETSY

Mon premier bal ! Vous vous en fichez ? Vous êtes méchant ! Méchant ! Rendez-moi ma robe, s’il vous plaît ! Comment vais-je y aller ?

 

NAPOLEON

En nuisette !

 

BETSY

Ahhh ! Monsieur ! Ma robe !

 

NAPOLEON

Non !

 

BETSY (au bord des larmes)

Ma robe !

 

NAPOLEON

Non !

 

Le noir se fait peu à peu sur la fin de la scène. Betsy s’effondre totalement.

 

NOIR COMPLET.

 

 

 

VOIX OFF BETSY ADULTE

 

L’empereur me rendit la robe le lendemain au moment où nous attelions les chevaux pour le départ, je m’étais résignée à partir au bal avec la toilette que je portais ce jour là.

 

Il courut vers moi avec la robe qu’il tenait délicatement. Il me la donna en souriant, il me pinça l’oreille et dit :

« La voici, Mademoiselle Betsy, j’espère que maintenant vous vous conduirez en bonne petite fille et que vous vous amuserez au bal. Et n’oubliez pas de danser avec vos nombreux prétendants ! » Il n’en fut rien, aucun de ces jeunes anglais ne me plaisait. D’ailleurs, lorsque je lui fit le compte rendu de ma soirée, l’empereur fut assez satisfait de ma résistance.

 

Il avait l’habitude de dicter ses mémoires au comte Las Cases. Il s’installait alors près d’une pièce d’eau, dans un berceau de verdure protégé du soleil et à l’abri de tout vent. Lorsqu’il travaillait dans cet endroit, nul ne devait le déranger, pas même les généraux de sa suite. Il fit cependant exception pour moi et j’avais le droit de venir quand bon me semblait. Il me recevait toujours. J’étais une privilégiée et j’usais de ce privilège…

 

 

 

 

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18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 14:28

 

Jérôme Bimbenet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

B E T S Y

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Version Juin 2018

 

 

 

 

 

Toute la scène est noire. On entend d’abord des coups de canons, puis des cris et des voix au loin. Puis, des bruits de vaisseaux qui arrivent dans le port. On entend un officier qui dit : « Place, s’il vous plaît ! ». Un temps. « Sire, nous pouvons débarquer. ». Les tambours roulent et la foule se calme, on n’entend plus rien. A ce moment, en surimpression forte, une voix de jeune fille se détache : « C’est lui, père ? »

 

 

VOIX OFF BETSY ADULTE

C’était lui. L’Empereur est arrivé le 17 octobre 1815 dans notre île perdue. Toute la population de Sainte-Hélène s’était réunie pour assister au débarquement du prestigieux prisonnier. Jamais je n’aurais cru qu’il y eut autant de monde dans l’île. C’était vraiment un événement. J’étais anxieuse à l’idée de le voir mais j’avais peur, on m’avait raconté tant de vilaines choses sur lui.

 

Elle se met à rire.

 

Je l’imaginais comme un ogre géant avec un gros œil rouge flamboyant au milieu du front, de longues dents qui sortaient de sa bouche et dont il se servait pour dépecer et dévorer les petites filles. On m’avait dit qu’il était un démon et une plaie pour l’humanité. Nous ne savions même pas qu’il s’était échappé de l’île d’Elbe et que l’aventure de Waterloo avait eu lieu. Surtout, nous ne nous doutions pas que Napoléon viendrait en personne nous rendre visite, chez nous, aux Briars !

 

 

 

 

 

Pendant la voix off, la scène s’allume peu à peu. Le décor représente côté jardin un morceau du jardin des Balcombe, côté cour le salon de la maison des Briars. Des jeux de lumière peuvent faire effet de décors en suivant les personnages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1-

 

 

NAPOLEON

(De dos dans le jardin, parle à des interlocuteurs hors scène)

Je vous remercie Madame et Monsieur Balcombe d’avoir bien voulu accéder à ma demande de logement provisoire. Les Briars sont admirablement situés et la maison de Longwood n’est pas encore prête. J’espère que je serai un hôte convenable. Je m’installe dès maintenant.

 

Il se tourne vers le public et fait quelques pas sur la scène. Il aperçoit alors Betsy, blotti contre la porte du salon, qui le regarde depuis le début, anxieuse, sans rien dire.

 

NAPOLEON

Ah ! Une espionne ? On ne perd pas de temps à Sainte-Hélène ! Ne vous inquiétez pas Mademoiselle je ne vais pas m’enfuir tout de suite !! (Il s’approche en souriant, Betsy ne bouge pas)

Prenez une chaise et asseyez-vous près de moi Mademoiselle. (Elle s’exécute). Alors, puisque nous sommes appelés à cohabiter, soyons bons amis, n’est-ce pas ? (Elle fait oui de la tête) Dîtes moi votre nom.

 

BETSY

Elizabeth ! Mais tout le monde m’appelle Betsy, Monsieur !

 

NAPOLEON

Eh bien soit ! Betsy ! Dîtes-moi Mademoiselle Betsy, avez-vous fait des études ?

 

BETSY

Oui Monsieur, un peu !

 

NAPOLEON

Bien ! Donc vous êtes instruite ?

 

BETSY

Un peu !

 

NAPOLEON

Ah ah ! Vous parlez très bien le français dans votre famille, où l’avez-vous appris ?

 

BETSY

Je l’ai appris lors d’un voyage en Angleterre il y a quelques années, quand j’avais accompagné mon père.

 

NAPOLEON

Vous avez appris le français en Angleterre ?

 

BETSY

Oui ! Mon père connaissait un français exilé en Angleterre, c’est lui qui m’a appris la langue.

 

NAPOLEON

Un exilé dîtes-vous ? Votre père a de très vilaines fréquentations !

 

BETSY

Je ne sais pas Monsieur !

 

NAPOLEON

Fort bien ! Voyons un peu si vos études ont porté leurs fruits. Connaissez-vous la géographie ?

 

BETSY

Oui Monsieur, je crois !

 

NAPOLEON

Bien, quelle est la capitale de la France ?

 

BETSY

Paris

 

NAPOLEON

Et de l’Italie ?

 

BETSY

Rome !

 

NAPOLEON

Et de l’Angleterre ?

 

BETSY (riant)

Londres, Monsieur

 

NAPOLEON

De l’Espagne ?

 

BETSY

Madrid !

 

NAPOLEON

Et de la Russie ?

 

BETSY

Aujourd’hui Saint-Petersbourg. Autrefois Moscou.

 

NAPOLEON

(Il se lève brusquement et regarde Betsy dans les yeux en s’approchant d’elle, sévèrement)

Qui l’a brûlée ?

 

Betsy est stupéfaite et paraît effrayée.

 

(Encore plus sévèrement) Qui l’a brûlée ?

 

 

BETSY (hésite, balbutie)

Monsieur… Je … je ne sais pas Monsieur. Je ne sais pas !

 

NAPOLEON (rit à pleins poumons)

Oui, oui, vous savez très bien ! Vous savez bien que c’est moi qui l’ai brûlée !

 

BETSY

Je crois Monsieur que ce sont les Russes qui l’ont brûlée pour se débarrasser des Français.

 

NAPOLEON (redouble de rire)

Ah ! Ah ! Ah ! Mademoiselle Betsy ! Je suis très content de voir que vous savez quelque chose là dessus !

 

BETSY

Oui Monsieur !

 

NAPOLEON (se rassoit)

Seulement voyez-vous Mademoiselle Betsy, le problème c’est que bon nombre de gens ne pensent pas comme vous !

 

BETSY

Ah bon Monsieur !

 

NAPOLEON

Eh oui ! Tout le monde pense que c’est moi qui l’ai brûlée. Même les Russes ! Pourtant eux ils devraient savoir ! Ah ! Ah ! Ah ! Cela restera un secret entre nous Mademoiselle Betsy ! Continuez à penser que ce sont les Russes qui l’ont brûlée ! Cela arrange tout le monde. Et ce n’est pas faux. D’accord Mademoiselle Betsy ?

 

BETSY

Oui Monsieur !

 

NAPOLEON

Vous êtes une adorable jeune fille savez vous… de dire comme je dis ! Si toutes les femmes que j’ai connues avaient fait de la sorte, je ne serais peut-être pas là aujourd’hui !

 

BETSY

Ah bon Monsieur ?

 

NAPOLEON

Oui Mademoiselle Betsy ! Si vous aviez connu certaines d’entre elles, vous penseriez comme moi… Mais tout cela, c’est du passé. Je vous raconterais peut-être un jour. Cela pourrait vous intéresser.

 

BETSY

Sûrement Monsieur !

 

NAPOLEON

Je crois que vous êtes charmante tout à fait et que vos yeux bleus sont superbes. Vous avez des yeux de chat, Mademoiselle Betsy !

 

BETSY

Oui Monsieur !

 

NAPOLEON

Les plus ravissants yeux que j’ai vus depuis longtemps !

 

BETSY (riant)

Ah bon Monsieur, vraiment ?

 

NAPOLEON

Vraiment !

 

 

 

NOIR SUR SCENE

 

 

 

 

 

 

 

 

2-

 

 

L’Empereur est dans le jardin, assis sur une chaise. Il est endormi. Arrive Betsy, elle traverse le salon et va dans le jardin. Elle trouve Napoléon endormi et le regarde un temps puis elle s’approche de lui.

 

BETSY

Monsieur, Monsieur !

 

L’Empereur ouvre doucement les yeux.

 

NAPOLEON

Ah, Mademoiselle Betsy ! Je crois bien que je m’étais assoupi !

 

BETSY (riant)

Oui je le crois aussi Monsieur !

 

NAPOLEON

Ne riez pas voulez-vous ? J’ai l’habitude de m’endormir un peu n’importe où, quand je ne fais rien et que je suis un peu fatigué. Souvent, en campagne, je dormais à même la terre ou sur des fagots de bois, ce qui me permettait de récupérer très vite. Une fois à Austerlitz… vous connaissez Austerlitz ?

 

BETSY

Bien sûr Monsieur !

 

NAPOLEON

Ah ! Bien !... Donc, une fois à Austerlitz, je me suis endormi à l’écart d’un feu de camp et mes hommes avaient construit un mur de protection autour de moi avec des tambours.

 

BETSY

Avec des tambours ?

 

NAPOLEON

Oui Mademoiselle, c’était la nuit précédant la bataille !

 

BETSY

Vous n’avez pas dû souvent dormir dans un lit ?

 

NAPOLEON

Oh si, souvent ! Lorsque j’étais en campagne, je dormais sur un petit lit de fer sous ma tente. Pas très confortable mais suffisant. Quand j’étais dans les palais je dormais dans de bons lits bien moelleux ! Mais j’ai rarement dormi seul comprenez vous et cela était très fatiguant ! Ah ! Ah ! Je me reposais mieux en campagne, ah ! Ah !

 

Il rit à gorge déployée. Betsy demeure impassible. Napoléon s’arrête net.

 

 

 

NAPOLEON

Pardonnez-moi Mademoiselle Betsy, je suis un soldat peu habitué à parler avec les petites filles !

 

BETSY

Je ne suis pas une petite fille !

 

NAPOLEON

Oh ! Voyez-vous cela, Mademoiselle Betsy ! On se rebiffe ! Ah ! Ah ! Ah ! Approchez vous de moi (elle s’approche très près, l’Empereur la regarde bien) Oui, comme cela !... Je vous crois Mademoiselle Betsy, je ne pense pas que soyez une petite fille. Me pardonnerez-vous jamais cette vilaine réflexion ?

 

BETSY

Si monsieur, je vous pardonne !

 

NAPOLEON

Tant mieux ! Si vous m‘aviez pas pardonné, j’eus été fâché ! Je crois que j’ai du vous parler comme Monsieur votre père ? Non ?

 

BETSY

 Un peu Monsieur !

 

NAPOLEON

Alors, je comprends votre réaction. Mes appartements sont-ils prêts ?

 

BETSY

Oui Monsieur, j’étais venu pour vous en faire part.

 

NAPOLEON

Eh bien alors allons-y jeune fille !

 

BETSY

Si vous voulez bien me suivre !

 

 

Ils quittent la scène. On continue de les entendre.

 

 

NAPOLEON

Très bien, je suis content ! Je crois que je vais me plaire ici ! Cette pièce me convient parfaitement. Merci Madame Balcombe !

 

De nouveau sur scène.

 

NAPOLEON

Allez, tenez-moi compagnie en attendant le dîner ! Parlons un peu… Mademoiselle Betsy, aimez-vous la musique ?

 

 

BETSY

Oui Monsieur, bien sûr !

 

NAPOLEON

Mais vous êtes trop jeune pour vous accompagner avec un instrument !

 

BETSY

Non Monsieur, ce n’est pas vrai ! Je chante en m’accompagnant à la harpe.

 

NAPOLEON

Ah ! Ah ! Décidemment Mademoiselle Betsy, vous n’aimez pas que je vous rappelle votre âge. Je vous crois mais je veux une preuve.

 

BETSY

Une preuve ?

 

NAPOLEON

Oui Mademoiselle Betsy ! Chantez-moi quelque chose, je vous prie !

 

BETSY (gênée)

Vraiment…

 

NAPOLEON

Allez ! Allez ! Vous dîtes que vous savez chanter ! Eh bien chantez-moi quelque chose que je puisse vous apprécier !

 

BETSY

A la harpe ?

 

NAPOLEON

Oui ! Oui ! Allez ! Allez ! Je vous écoute !

 

BETSY

Bien !

 

Betsy s’installe à la harpe et commence à jouer. Elle chante un air écossais.

 

BETSY

Ye banks and braes o' bonnie Doon,

How can ye bloom sae fresh and fair?

How can ye chant, ye little birds,

And I'm sae weary, fu' o' care!

Ye'll break my heart, ye warbling bird,

That wantons through the flow'ring thron,

Ye mind me o' departed joys,

Departed never to return.

 

Oft ha'e I roved by bonnie Doon,

To see the rose and woodbine twine;

And ilka bird sang o' its luve,

And fondly sae did I o' mine.

Wi' lightsome heart I stretch'd my hand,

And pu'd a rosebud from the tree;

But my fause lover stole the rose,

And left, and left the thorn wi' me.

 

Pendant la chanson, Napoléon, assis, la regarde et sourit. Il a les bras croisés puis esquisse quelques pas de danse ridicule. Betsy s’arrête et le regarde, elle attend son verdict.

 

NAPOLEON

Bravo ! (il applaudit) C’est bien Mademoiselle Betsy ! C’est le plus bel air anglais que j’ai jamais entendu.

 

BETSY

C’est une ballade écossaise monsieur, pas un air anglais !

 

NAPOLEON

Cela ne m’étonne pas ! C’est trop beau pour être anglais ! La musique des anglais est détestable, c’est la pire de tous ! (Betsy ne bronche pas) A propos, c’étaient des Ecossais qui jouaient à Waterloo ! Leur musique ne m’a pas porté chance ! … Bah !... Connaissez-vous quelques airs français ?

 

BETSY

Non Monsieur !

 

NAPOLEON

Comment ! Vous ne connaissez pas d’air français ! Même pas « Vive Henri IV » ?

 

BETSY

Non Monsieur, désolée !

 

NAPOLEON

Cela donne à peu près ceci…

 

Napoléon se lève et se met à chanter bruyamment en se promenant d’un bout à l’autre de la pièce. Il chante très faux et se donne des airs de chanteur d’opéra, il mouline les bras et prend la pose devant Betsy. Elle ne bronche pas puis fait des grimaces, c’est un calvaire pour elle.

 

Vive Henri IV, Vive ce roi vaillant !

Vive Henri IV, Vive ce roi vaillant !

Ce diable à quatre, A le triple talent

De boire de battre, Et d'être un vert galant.

Au diable guerres, Rancunes et partis,

Au diable guerres, Rancunes et partis,

Comme nos pères, Chantons en vrais amis

Au choc des verres, Les roses et les lys!

Chantons l'antienne Qu'on chant'ra dans mille ans,

Chantons l'antienne Qu'on chant'ra dans mille ans,

Que Dieu maintienne En paix ses descendants

Jusqu'à c'qu'on prenne La lune avec les dents.

Vive la France, Vive le roi Henri!

Vive la France, Vive le roi Henri!

Qu'à Reims on danse, Disant comme à Paris

Vive la France, Vive le roi Henri !

 

 

L’Empereur s’arrête de chanter et regarde Betsy sans rien dire avec un vague sourire satisfait.

 

NAPOLEON

Eh bien Mademoiselle, qu’en pensez-vous ?

 

BETSY

Je n’aime pas cet air Monsieur. Ce n’est même pas de la musique.

 

NAPOLEON (s’approche d’elle, étonné)

Comment cela, ce n’est même pas de la musique ? C’est de la meilleure musique française !

 

 

 

BETSY

Je veux bien Monsieur ! Mais ce que je viens d’entendre n’est pas de la musique ! C’était absolument insupportable à écouter.

 

NAPOLEON (une seconde ébahi)

Quoi ? Oseriez-vous insinuer que je ne sais pas chanter ?

 

BETSY

(Un signe de la tête, imperturbable)

C’est quelque chose comme cela Monsieur !

 

 

NAPOLEON

(Il reste un moment à la regarder sans rien dire, on ne sait quelle peut être sa réaction. Il la regarde bien dans les yeux puis d’un seul coup fait volte face, lui tourne le dos et se remet à marcher pour détendre l’atmosphère)

 

De toute façon la musique française ne vaut rien ! On ne peut chanter bien que de la bonne musique ! … N’est-ce pas ?

 

BETSY

Absolument Monsieur !

 

NAPOLEON

Votre musique écossaise est très jolie, si je connaissais l’anglais et avec un peu d’entraînement, je pourrais la chanter. (Betsy ne bronche pas) Si, si, je vous assure ! Savez vous Mademoiselle Betsy que seuls les italiens sont capables de composer un opéra. Les français n’y sont jamais parvenus et n’y parviendront jamais ! Quant aux anglais, je n’en parle même pas ! Allez, chantez-moi encore quelque chose !

 

BETSY

Quoi Monsieur ?

 

NAPOLEON

Votre ballade écossaise, comme tout à l’heure ! C’était très bien ! Et puis, je vais me la mettre dans la tête ! Allez, allez ! Je vous écoute !

 

Betsy recommence à jouer de la harpe et à chanter sa ballade. Napoléon fait quelques tours dans la pièce en agitant les bras et progressivement, il entonne derrière elle. Il se rapproche d’elle pour mieux faire le chœur. La scène se termine ainsi. La chanson en est considérablement faussée.

 

NOIR SUR SCENE

 

 

VOIX OFF BETSY ADULTE

 

 

Napoléon avait retrouvé son âme d’enfant ! Une enfance qu’il avait passé dans des écoles militaires ! A la Révolution, il dut prendre sa famille en charge, son père était mort. La suite, tout le monde la connait, il n’eut plus jamais l’occasion de se laisser aller, sauf avec le roi de Rome peut-être !

C’était extraordinaire de voir le grand conquérant des temps modernes dont le seul nom suffisait à provoquer la panique dans toutes les cours d’Europe gambader en chantant autour de la maison. Il me cédait tout,  nous nous taquinions, il était devenu mon camarade de jeu. Il était même bien plus qu’un simple camarade de jeu.

 

 

 

 

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13 octobre 2019 7 13 /10 /octobre /2019 13:10

LA DEFENSE D’AIMER

 

Quiconque fait le pèlerinage à Bayreuth part en quête de lui-même.

Le joli roman de Domitille Marbeau Funck-Brentano nous emmène dans le sillage d’une jeune femme qui part accomplir son rêve de toujours, assister aux représentations de la Tétralogie de Wagner, L’anneau du Nibelung, à Bayreuth, temple du culte wagnérien. Ce qui pourrait n’être qu’un récit qui nous conte les représentations des 4 opéras et le séjour à Bayreuth devient vite une quête où la jeune femme –l’auteur à l’évidence puisque ce roman est très inspiré de son propre voyage- entre en elle-même et fait le point sur sa vie. Bayreuth devient alors le lieu d’une belle histoire d’amour. Notre « héroïne » rencontre cet « écrivain de talent » dont le charme, écrit-elle, ne l’a jamais vraiment touché. Pourtant, est-ce la magie du lieu, est-ce la musique transcendante du Ring, le charme opère et Bayreuth devient l’écrin d’une passion simple et tourmentée. Une passion où l’interrogation, le doute, l’hésitation se mêlent pour aboutir à l’ultime folie : La voilà « déstabilisée », « troublée » en proie à une exaltation toute wagnérienne qui pousse les sentiments à l’extrême. Et si cette passion à la fois simple et absolue se tend vers l’infini, se doit-elle de finir comme celle des amants dans les opéras de Wagner ? Ce roman est écrit comme une partition musicale et on est happé par cette histoire que viennent rythmer les quatre opéras du Ring. Qui plus est il s’agit du Ring historique Boulez-Chéreau et ses trois-quarts d’heures d’ovation debout pour la Walkyrie. C’est pourtant le philtre d’amour de Tristan qui opère dans cette Défense d’aimer, titre donné en hommage au deuxième opéra de Wagner. Défense d’aimer peut-être mais avec quelle passion ! Lisez ce beau livre dans lequel les wagnériens habitués de Bayreuth se reconnaîtront mais où le profane saura succomber à cette belle histoire musicale et amoureuse !

La Défense d’aimer, Domitille Marbeau Funck-Brentano, préface de Jean-Claude Casadesus, éditions L’Harmattan, collection Amarante, 2019.

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22 août 2017 2 22 /08 /août /2017 15:11

ENTRETIEN AVEC JEAN MALAURIE LE 6 MARS 1992

 

Cet entretien s’est déroulé chez Jean Malaurie, un véritable appartement musée, le 6 mars 1992. Il devait être publié par la revue Historia dans l’année et ne l’a jamais été, je ne sais pas pourquoi. Historia m’a rendu l’entretien le 12 janvier 1993 et depuis, il dort dans mes tiroirs. J’ai décidé de le publier sur mon blog, tant que Jean Malaurie est encore vivant. Ce fut une rencontre fascinante. L’interview est reproduite telle quelle, sans modification. Des précisions seront apportées en conclusion sur les évolutions sociologiques et historiques depuis 1992.

 

J.B : Jean Malaurie, la conquête du pôle nous a tous fait rêver. Vous êtes sans doute l’un des derniers explorateurs. Avez-vous accompli un rêve d’enfant ? Portiez-vous cela en vous ?

J.M : Non, je ne crois pas. Je viens d’une famille bourgeoise, j’ai eu une éducation janséniste et universitaire. Elle m’a corseté sans doute et je lui dois ce que je suis. Je n’ai découvert l’intelligence du texte, du mot, que fort tard, vers 15-16 ans, en lisant du Dickens, je crois. J’en ai été très marqué. Péguy considérait que c’est dans la toute première enfance qu’un homme s’éveille. Eduquer, c’est élever l’autre, le rendre plus grand. Il faut responsabiliser l’instituteur. Hélas, nos instituteurs, nos professeurs sont des fonctionnaires, des apparatchiks, ils ne sont pas responsables du destin d’un enfant.

 

J.B : N’y a-t-il pas, à travers votre éducation janséniste, une explication « inconsciente » de votre attirance pour les grands espaces ?

J.M : J’ai senti très vite les limites de mon éducation. Très tôt, c’est vrai, j’ai voulu découvrir le monde. Quand j’étais au lycée Condorcet, pendant l’heure du déjeuner, j’allais voir les voitures dans les grands locaux Citroën, place de l’Europe. Mon père n’a jamais eu de voiture. Moi non plus. Et puis un jour, dans un coin, on projetait « La croisière jaune ». Je n’ai jamais oublié. C’est vous dire l’importance qu’il y a de faire apparaître très tôt des idées phares. Très jeune, j’ai senti ce qui était limitatif. J’avais une culture française, européenne mais je lisais les philosophes orientaux et je me demandais pourquoi on ne m’enseignait pas le Bouddhisme, le Taoïsme. Je sentais que j’étais retenu, réduit. C’est une des raisons pour lesquelles ce corset m’a permis de rebondir et d’aller chercher l’oxygène ailleurs.

 

J.B : Vous mentionniez l’importance, dans l’éducation, des rapports entre maîtres et élèves. Quels furent vos maîtres, vos modèles, vos inspirateurs et de qui vous sentez-vous l’héritier ?

J.M : Comme Charcot[1], je suis convaincu qu’on ne peut travailler qu’ensemble. Les Français ont du mal à travailler ensemble, à rendre hommage à leurs maîtres, à rappeler dans leur bibliographie qu’ils ont eu des prédécesseurs, à rendre hommage à leur pensée. C’est une approche détestable de la vie intellectuelle occidentale due au fait que l’on mène des carrières. Il faut faire des publications et on a tendance à oblitérer celui qui vous précède. Dans l’enseignement supérieur, vous ne citez jamais quelqu’un. Mircea Eliade, par exemple, a été une grande victime de la pensée sociologique ou ethnologique française. Bachelard est très peu mentionné, c’est pourtant l’un des plus grands esprits français. Il faut une morale dans la recherche et elle n’existe pas. Vous pouvez être un voyou et un bon chercheur. Il ne s’agit pas que d’une morale chrétienne mais d’une morale républicaine, laïque. Si j’étais physicien, il y a des recherches que je ne ferais pas. Je suis profondément peiné par la médiocrité –non pas du discours- mais du monde politique qui nous trompe.  Il gère sa propre carrière et je suis terrifié par l’abandon du peuple français. Le peuple français est abandonné à lui-même. Il est orphelin. Il faut rendre hommage à ceux qui vous ont précédé. ON a jamais vraiment lu les anciens, on ne lit pas assez de livres de voyages, les livres quelconques. Car il suffit de deux lignes… Nous savons si peu, c’est l’écume.

Emmanuel de Martonne a joué un rôle très important dans ma vie, c’est le père de la géographie moderne. J’ai beaucoup admiré Shackelton, dont le fils est mon grand ami. Il a fait une expédition vers le pôle transantarctique qui fut un échec mais qui reste superbe et valeureuse. Un homme ne se caractérise pas par les résultats de sa recherche mais par sa personnalité, la façon dont il organise sa vie. Shackelton m’a appris qu’il ne faut jamais désespérer. Il faut toujours aller de l’avant.

Sur le plan Esquimau, c’est Knud Rasmussen qui, avec Peter Freuchen, a été un visionnaire. Il savait que les Esquimaux seraient conquis, qu’il fallait réfléchir au lendemain. Il a inventé ce que j’appelle l’université du Tiers-Monde. Une université en mouvement. Dans le monde intellectuel, je me sens très proche des écrivains qui ont d’abord une dimension humaine, Tchekhov, Gorki, Dickens. Je crois que l’on ne peut approcher ces sociétés si l’on n’a pas le sens du sacré. Dostoievsky a dit je crois dans une phrase importance : « Un athée ne pourra jamais comprendre ce qui ressort du sacré, il y a là quelque chose qui lui échappera toujours. »

 

J.B : Qu’avez-vous retenu de vos expériences d’instituteur volontaire dans les villages inuit, en particulier à Clyde River (Terre de Baffin) en mai 1987 ?

 

J.M : J’étais dans une école esquimaude extrêmement moderne, les enfants étaient libres et j’ai dû les apprivoiser. C’était très difficile. J’ai voulu faire un enseignement multidisciplinaire, à ma manière. Dix minutes d’attention, c’est le maximum obtenu pour chaque discipline. Nous avons fait une expédition dans la montagne, en traineau, pour apprendre à lever la carte, étudier les pierres. Ils étaient intéressés, pas passionnés. Ce qui les passionnait, c’était le chamanisme, la parapsychologie. Ce qui est caché au commun des mortels, l’invisible, l’ordre sacré des choses. Le véritable enseignement commençait après la classe. Ils venaient dans ma petite maison, je leur donnais du papier, et couchés, l’esquimau est souvent couché sur le ventre, ils dessinaient. De temps à autre, ils me posaient des questions, par exemple, si je croyais en Dieu. Car l’enfant ne communique pas avec son père, ou difficilement. Mais il peut communiquer avec son maître. Qu’ai-je appris ? Que les enfants de douze-treize ans étaient de premier ordre mais n’arrivaient pas à passer dans la classe supérieure. Vers treize-quatorze ans, il y a une sélection par l’échec, par l’écrit. Or, l’Esquimau est un oral, un homme de dessins, de visions, d’images. Il faut qu’il y ait des magnétophones, qu’il fasse de la photographie, du cinéma, de l’informatique.

J.B : Qu’avons-nous, nous autres sociétés modernes, à apprendre des sociétés traditionnelles ? Quel patrimoine ont-elles à nous transmettre ?

J.M : C’est une très grande question du point de vue de l’Histoire. Je crois que toute l’Histoire est une histoire de contacts. Les sociétés traditionnelles inuit sont fragiles car elles sont peu nombreuses. Mais elles ont été relativement protégées par rapport aux Indiens car la rencontre s’est faite tardivement. A cause de leur richesse, les Indiens d’Amérique du sud ont connu des conquérants violents, Pizarre, Cortez. Mais les Esquimaux et les populations sibériennes étaient si loin, protégés par le froid ! En fait, pour eux, les vrais problèmes se posent maintenant. On a découvert l’Arctique géopolitiquement et géostratégiquement. C’est maintenant que les Esquimaux vont connaître leur vrai destin. Seront-ils à la hauteur de cette rencontre ? Ils ont des atouts, ils sont plus isolés, le colonat est moins possible, l’expérience que vous évoqué dans votre beau numéro d’Historia dura cinq ans[2]. Mais le travail d’archéocivilisation multiple n’a pas été fait, on s’en tient toujours à des textes comme les sagas. Il y a une histoire des mentalités plus complexe à faire et vous savez que Philippe Ariès et certains de mes collègues l’ont mis en valeur récemment. Il y a là toute une paléohistoire, une paléoanthropologie qui n’a pas été entreprise. De plus, si nous sommes enchantés d’aller chercher des petits bibelots chez les Africains, chez les asiatiques c’est parce que nous ne savons plus les faire. Nous n’avons plus rien. Notre société occidentale est dans l’impasse. Elle n’a plus grand-chose à faire, plus grand-chose à dire, elle est soucieuse de ses voitures, de ses week-ends. Elle est en situation de survie dans son système de production puisqu’il faut qu’elle l’augmente sans cesse et que les marchés du Tiers-Monde sont impécunieux. Il faut inventer un nouveau système et nous ne pourrons le faire car nous sommes liés à nos idées d’économiste. Les sociétés traditionnelles sont des sociétés de civilisation, on vit pour vivre et pour faire vivre cette culture. Les idées de production sont des idées superficielles. Quand on dit le « mal-développement », c’est parce que notre société ne se greffe pas sur des sociétés qui ont une approche différente sur la vie. En particulier, l’Afrique.

Nous avons fini par les polluer. Nous avons cherché à les changer, nous les avons évangélisé, nous leur avons appris le confort. Nous avons perdu une chance d’être avec des populations qui vivaient dans l’allégresse. L’originalité des « Derniers rois de Thulé » justement est de voir un jeune homme vivre dans la joie, librement au sein d’une société extrêmement pauvre, dans un pays très dur. Le souffle qui portait cette population, cette allégresse, cette vision du monde, ce chamanisme, ce pouvoir imaginaire m’ont emporté. Mais ce que j’ai connu est perdu à jamais. Les jeunes qui sont à Thulé m’écouteraient avec émotion parce qu’il y a une nostalgie, mais ce que j’ai vécu avec leurs pères, leurs anciens, ils ne le vivront plus. Je crains que l’homme blanc, dans son ignorance, n’ait détruit ce qui l’aurait fasciné.  Les peuples traditionnels ont à nous transmettre cet art de vivre à ne rien  faire. Il faut laisser les peuples aller leur voie. Jean Baptiste Vico évoque le génie de chaque peuple. Je suis enchanté quand je prends un taxi de parler avec les Kabyles. Quel dommage que cette société kabyle ait été si mal connue, si mal vue des Français, qu’on se les soit mis à dos, ils étaient à la pointe de la révolte contre nous ! Et pourtant ils sont si proches ! Il faut réfléchir à l’affaire d’Algérie, c’est la plus grande défaite morale et intellectuelle de la France. Voilà des hommes qui aimaient notre pays, qui se sont battus pour sa libération, deux fois ! Et nous n’avons pas pu nous entendre avec eux ! Bien entendu, il y a des raisons coloniales. Mais ils voulaient être eux-mêmes tout en coopérant avec nous. Comment voulez-vous faire si le colon ignore la culture du pays où il vit ? De même si le pays concerné ignore la culture compliquée qu’est la culture française. La vraie défaite de l’Algérie, c’est la défaite de l’école ! J’ai dit la même chose à mes camarades russes. Vous perdrez la Russie si vous n’apprenez pas à découvrir et à respecter vos 300 minorités !

 

J.B : Un scientifique peut-il étudier, comprendre la mémoire et les traditions séculaires d’un peuple sans une immersion totale et prolongée au sein de celui-ci, comme Lizot[3] par exemple ?

J.M : Ce n’est pas la durée qui fait la qualité mais l’intensité du regard. Mauss, qui n’a jamais été chez les populations,  a fait une œuvre tout à fait importante. J’admire beaucoup l’œuvre de Lizot mais « Yanoama » est un livre essentiel. C’est l’œuvre d’une indienne, Héléna Valéro, qui par chance a été rencontrée par un Italien, Ettore Biocca, qui a pu la faire parler et structurer le livre. C’est Héléna Valéro vue à travers Ettore Biocca. Il faut rester humble devant une société qui a plusieurs siècles. Il faut écarter l’idée d’un entomologiste qui regarde une population comme si elle était piquée avec une épingle, qui l’observe au bout de son microscope.

 

J.B : Dans votre dernier ouvrage, « Ultima Thulé », vous avez fait à la fois œuvre d’historien et d’ethnologue. Où se situe, selon vous, la frontière entre Histoire et Ethnologie ?

J.M : L’Ecole des  Hautes Etudes en Sciences Sociales a été fondée dans la volonté d’abolir les frontières. Cependant chacun doit avoir sa spécialité, en ayant la volonté d’une approche totale. Il y a quelques grandes disciplines, sont l’Histoire. L’Ethnologie est arrivée tardivement et parfois je me demande si elle a vraiment sa place. Parce que voous ne pouvez –je ne veux pas être iconoclaste- faire de l’ethnohistoire sans être historien. L’histoire est un métier, vous apprenez à lire des textes. En littérature orale, nous n’avons pas encore nos méthodes pour analyser un dit, une parole. A ce point tel qu’une des paroles les plus sublimes, la parole du Christ, qui a bouleversé l’histoire, n’est pas comprise de la même façon si on l’écoute ou si on la lit. Nous avons beaucoup à faire sur le plan méthodologique pour construire un travail d’historien des littératures orales. Je crois que l’ethnologie a été un moment dans la découverte des peuples car l’histoire ne s’y intéressait pas, la géographie non plus. Je crois que dans le monde qui va venir, il y aura osmose entre ces disciplines majeures que sont l’histoire, l’anthropologie, la psychologie, l’économie. Il est nécessaire qu’un ethnologue soit formé aux disciplines historiques et géographiques.

 

J.B : Comment percevez-vous les évolutions des sciences sociales depuis votre premier séjour chez les Inuit ? Les sociétés traditionnelles ne sont-elles pas condamnées à terme à être avalées par la société moderne ? L’ethnologue ne lutte-t-il pas en vain ?

J.M : Aucune lutte n’est vaine. Les populations traditionnelles sont fragiles parce qu’elles sont peu nombreuses, parce qu’elles ne sont pas conscientisées. Alors sont-elles assez fortes sur le plan démographique pour pouvoir affronter notre culture ? Pour un petit groupe très isolé, c’est très difficile. La meilleure solution, c’est un territoire autonome, sans présence de blancs ou d’occidentaux, un territoire national qui ne doit pas être un parc, dans la mesure ou une école leur permettra de connaître la grandeur de leur culture, mais aussi de la nôtre. De ce point de vue, les sciences sociales sont en retard. Il y a eu des progrès considérables pour connaître les populations mais l’ethnologie du changement, nous n’avons pas su l’assurer. Un territoire autonome ou national n’a de sens que dans la mesure ou la population est majoritairement, ethniquement nationale. Eviter que par des voies de néocolonialisme, elle ne devienne ouvrière des mines ou consommatrice de nos importations. Tout faire pour qu’une population produise ce qu’elle consomme, pour qu’elle continue à parler sa langue, pour que les occidentaux soient éloignés. La clef repose sur l’école qui doit très rapidement éveiller des maîtres autochtones. L’université doit être autochtone. Elle doit tout à la fois éveiller une intelligentzia autochtone dans le domaine de la littérature, de la pensée, de la technique et faire comprendre les dangers de ce que nous sommes. Nous avons tendance à nous attacher aux sociétés traditionnelles debout, c’est en fait quand elles sont couchées, en voie de changement que nous devons inventer une science sociale appliquée qui nous manque. Il y a SOS Médecins. Il faut inventer SOS Ethnologie !
 


 

 

 

 

 

[1] Jean Malaurie a dirigé le Centre d’Etudes Arctiques, qu’il a créé à l’Ecole des Hautes Etudes. Charcot fut directeur d’études de 1910 à 1936, date de sa mort à bord du laboratoire maritime de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, le « Pourquoi-pas ? ». Braudel fit un jour remarquer à Jean Malaurie qu’il avait en quelque sorte succédé au célèbre explorateur.

[2] Les Vikings ont installé des colonies au sud du Groenland mais sont aussi allé au nord, premiers européens à avoir atteint le site de Thulé. Le climat leur étant défavorable, ils ont du rebrousser chemin sous les coups des Inuit (voir article de J .P Mohen dans Historia spécial N°16, que j’ai co-dirigé)

[3] Jacques Lizot est un anthopologue, ancien élève de Claude Lév i-Strauss qui a séjourné plus de 20 ans chez les Yanomani au cœur de l’Amazonie. Depuis 1992, il a été accusé de pédophilie au sein de la tribu dans laquelle il vivait.

[4] En juin 1951, une base secrète américaine de l’OTAN est installée à Thulé, il s’agit de la base logistique la plus puissante du monde. Cette base troubla le comportement esquimau. Jean Malaurie écrivit « Les derniers rois de Thulé » en réaction à cet événement.

J.B : « Les derniers rois de Thulé », dans lequel vous racontez votre expérience chez les Inuit, a été un succès mondial qui est devenu le flambeau de la collection Terre Humaine. Vous attendiez-vous à un tel succès, comment l’expliquez-vous ?

J.M : « Les derniers rois de Thulé » est un livre que j’ai écris et publié en 1955. Il m’a été en fait dicté par les événements que j’ai vécus[4]. J’ai arrêté la rédaction de ma thèse pour l’écrire. J’étais au CNRS qui m’a fait savoir que si je publiais ce livre, je serais remercié. La règle étant de ne publier un livre personnel qu’après la soutenance de thèse. Cela m’était impossible, la population était en grand péril. J’ai donc publié ce livre et en 1956 en effet, j’ai été remercié par le CNRS qui a ainsi salué la naissance de Terre Humaine en me rendant ma liberté. Quelquefois les institutions manquent d’esprit visionnaire. Je suis convaincu que la collection Terre Humaine est un des grands mouvements d’idées de l’après guerre, en particulier en sciences sociales. « Les derniers rois de Thulé » est le livre fondateur.

Un million de volumes, c’est le livre le plus diffusé au monde sur le peuple esquimau, 23 traductions. Terre Humaine, ce sont 63 livres qui ont tous été réédités, ce qui est très rare dans l’édition française, et qui ont joué un rôle considérable dans l’interdisciplinarité. Je suis l’un des premiers éditeurs à avoir mis des hommes qui ne savaient ni lire ni écrire au niveau de Zola, de Lévi-Strauss. En 1955, c’était révolutionnaire. Je suis parfaitement indépendant de tout parti, de toute faction. Ainsi, dans cette collection, vous avez le livre d’un communiste, « Fanshen », de William H. Hinton puis celui de mon collègue Jacques Soustelle, « Les quatre soleils ». J’ai publié à la demande du maître de l’Ordre des Dominicains de France un livre terrible, « Quand Rome condamne », qui interpelle la Curie romaine sur une affaire décisive, les prêtres ouvriers. Jésus est-il venu pour sauver les riches ou les pauvres ? Je viens de publier également un livre capital sur la pensée juive, « Olam ». Les rites, les liturgies, la vie dans des communautés entièrement tournées vers la pensée de Dieu et l’étude de la Torah. Ce livre permettra aux chrétiens de connaître les racines judaïques de leur pensée et aux Juifs ashkénazes –originaires de l’Europe orientale- de découvrir la colonne vertébrale d’une pensée juive. Tous les livres de Terre Humaine sont des classiques. J’attends avec impatience un livre sur la Nouvelle-Calédonie.

Ici même est venu Jean-Marie Tjibaou. Après la signature des Accords de Matignon, Michel Rocard lui a demandé s’il avait le sentiment d’avoir fait tout ce qu’il souhaitait. « Non, répondit-il, il y a un homme que je veux rencontrer, c’est Jean Malaurie. Mais, dit Michel Rocard, Jean Malaurie est un homme du grand nord, pas un homme du Pacifique. –Oui, mais il y a Terre Humaine. » Alors on m’a téléphoné. « Voulez-vous rencontrer  Tjibaou ? –Non, si c’est Tjibaou l’homme de l’indépendance. Je ne suis pas qualifié pour parler de la Nouvelle-Calédonie. Cependant, s’il veut venir à moi, avec plaisir. Mais je ne veux pas m’interférer dans un problème que je ne connais pas. –Très bien. » Ils sont arrivés à quatre. Toute la délégation canaque. Je lui demandé pourquoi il souhaitait me rencontrer. « Il y a « Les Immémoriaux » de Ségalen ! Il y a Emile Zola, « Carnets d’enquête » ! Il y a « Les derniers rois de Thulé » ! Il y a « Tristes tropiques » ! Aidez-moi ! J’ai signé des accords, mais dans dix ans, les Caldoches, les Français nous jugeront toujours

comme des sauvages ! Aidez moi à leur faire comprendre que nous sommes une civilisation. Il y a eu « Do Komo » de Leenhardt. J’aimerais que nous allions plus loin. » Nous avons sympathisé très vite. Il est resté deux heures ! Je lui ai dit : « Trouvez-moi un homme et quelqu’un le fera parler. Pas un ethnologue, un journaliste peut-être. » Ils ont proposé deux noms. Et puis hélas, Tjibaou est mort et j’attends toujours que l’on aide cette réalisation. Je n’ai jamais eu de réponse. Et on dépense des fortunes en Nouvelle-Calédonie. Ce projet tenait-il seulement à Tjibaou ? Pas du tout ! Un homme qui est dans sa mouvance est prêt à écrire ce livre pour Terre Humaine. Mais je ne peux avancer des sommes très importantes pour celui qui doit être auprès de lui pendant six semaines. J’ai besoin de l’appui des pouvoirs publics. Mais ils sont tellement occupés… Ils n’ont pas le temps d’écouter. C’est l’avenir de la Nouvelle-Calédonie qui se jouera. Aidez moi ! Je souhaite qu’Historia m’aide. Peut-être qu’un jour, un député, qui sait, un de ces grands maîtres lira cette interview ! C’est la vie !

 

J.B : En cette fin de millénaire, quel est votre souhait le plus cher, pour vous et pour vos amis inuit ? Vos vœux ?

J.M : D’abord, bonne santé. C’est le mot populaire, c’est plein de  bon sens. C’est essentiel pour moi parce que je n’ai pas écris 10% de ce que j’ai à  écrire. Ensuite, j’aimerais qu’avec ces peuples du nord, nous n’aboutissions pas au même saccage que ce que nous avons observé ailleurs. Vous avez évoqué les Alakaluf, ils étaient fragiles. Les peuples du nord aussi sont fragiles, ils sont tellement peu nombreux. Et ils ont une certaine vanité comme tous les peuples. Ils croient qu’ils seront toujours protégés. Non, hélas, il y a le métissage. Un peuple, lorsqu’il est petit, est absorbé. On ne veut jamais aborder ce problème, il est réel. Un esquimau n’est pas un Russe mais si on le russifie, il le devient. Une ethnie doit être protégée. Pas par des lois mais par la fierté. Ce n’est pas le nationalisme que je cherche à développer, mais la fierté nationale, la fierté ethnique. Ce sont les blancs qui doivent leur enseigner. Les peuples traditionnels sont le sel de la vie, le levain de l’humanité de demain. Déjà, on découvre que le monde est en grand péril. Ces peuples sont nos garde-fous. C’est vrai partout. Dans nos campagnes, qui résiste ? Les paysans ! Comme ils résistaient trop, on les a transformés en agents de la pollution par les pesticides et autres. Il va bien falloir qu’on s’arrête ! Je crois vraiment que les peuples traditionnels sont l’espoir de l’humanité, son deuxième souffle. Causulte perdere Jupiter prior demantate. Jupiter rend fou celui qui veut perdre.

 

Vingt-cinq ans plus tard…

Jean Malaurie n’a malheureusement pas réussi à faire écrire ce livre sur la Nouvelle-Calédonie. Historia n’a jamais publié cette interview et aucun député aucun « grand maître » n’a pu intervenir. Malaurie demandait de l’aide à Historia ! Le sujet était décidément trop délicat pour cette revue. Je tenais à l’époque la chronique Survivances, qui évoquait l’histoire et l’actualité des peuples en danger. C’est parce que Jean Malaurie connaissait cette chronique qu’il avait accepté cette interview (il cite d’ailleurs ma chronique sur les Fuégiens de février 1992 –les Alakaluf- et aussi le numéro spécial d’Historia sur les Vikings que j’avais co-dirigé la même année.) Deux ans plus tard, j’étais censuré et remercié d’Historia parce que j’avais osé écrire ma chronique sur les Kanaks et la guerre néo-coloniale menée par la France de Jacques Chirac en 1986. Ainsi, cher Jean Malaurie, ni Historia ni la France n’était prêtes à affronter sereinement le problème kanak. L’est-elle aujourd’hui ? Un référendum est prévu d’ici 2018 portant sur le statut institutionnel de l’île. Rappelons que les Accords de Nouméa précise que : « La consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l'accès à un statut international de pleine responsabilité et l'organisation de la citoyenneté en nationalité ». La Nouvelle-Calédonie a donc son avenir entre les mains, y compris l’indépendance ! Comme quoi il n’est jamais  bon d’avoir raison trop tôt !

Jean Malaurie en 1992 plaidait pour un « territoire autonome ou national » pour les peuples traditionnels et en particulier les Inuit. En 1999, Jean Malaurie put se réjouir de la création du Nunavut, territoire autonome des Inuit du Canada. La Russie de son côté compte de nombreux territoires (ou républiques) autonomes depuis longtemps mais elles ont été souillé par le communisme et n’avaient souvent d’autonomes que le nom. Depuis plusieurs années toutefois, les peuples sibériens sont mieux reconnus dans leurs spécificités et leurs traditions. Ainsi les Tchouktches sont-ils les seuls à avoir le droit de chasser la baleine !

Jean Malaurie a continué à écrire et à publier des livres. Il est aujourd’hui un véritable mythe vivant et l’une des rencontres les plus extraordinaires de ma carrière journalistique ! J’ai tenu pendant trois ans la chronique Survivances à Historia et croisé plusieurs fois Jean Malaurie après cette interview, chaque fois il s’informait de mes travaux au sein de la revue. Je garde une grande sympathie et une forte admiration pour lui. En 2004, je publiais « Peuples premiers, des mémoires en danger » aux éditions Larousse. Les Inuit y figurent en bonne place, les Kanaks aussi, au-delà de toute censure. Me vient à l’esprit d’évoquer dès que possible les vrais « indigènes » de la République. Outre les Kanaks, tous ces peuples traditionnels qui sont sur le territoire français, en Guyane, dans les îles du Pacifique et que la France a bien oublié. Censure en vue ?

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20 avril 2017 4 20 /04 /avril /2017 09:39

Dans 3 jours, ce sera le premier tour des Présidentielles. Jamais je n'ai assisté à un tel bazar. Les deux candidats des primaires sont dans les choux ou au moins l'un d'entre eux. l'autre est poursuivi pour escroquerie et pourrait finalement se faire élire par cette droite arrogante et pleine de morgue qui court après sa revanche, qui parle même -en cas de défaite- d'un vol d'élections, comme si les élections lui appartenaient. Est-ce la droite démocratique ? Celle qui préfère faire élire un représentant de la droite dure féodale, soutenu par Sens Commun, ceux qui n'en n'ont pas, c'est-à dire les catholiques si tolérants qu'ils refusent tout ce qui n'est pas comme eux et qui lors de manifestations en 2013 ont cassé du flic et d'autres français comme de vulgaires délinquants! Bon, leur candidat est à la limite de la délinquance. 

Fillon (puisqu'il s'agit de lui), Le Pen et Mélenchon ne sont pas la France. Le Pen et Fillon veulent fermer le pays, le replier sur lui même, où sont les Lumières ? Où est la France que j'aime, celle de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu tous ceux qui ont inventé la démocratie moderne, celle de Victor Hugo et même de Chateaubriand, de Tocqueville, la France de Jaurès, de Blum, de De Gaulle! Une France loin d'être parfaite certes mais ouverte, tolérante, accueillante, bienveillante! Je n'entend parler que de fermeture, de retrait, de renégociation de l'Euro, de quitter l'Union européenne, de fermer les frontières, de racisme, d'homophobie,d'anti-islam, de politique sécuritaire, de rappel à Vichy et d'autres choses encore. Pour Le Pen et Fillon (que je mélange pas complètement pour les idées mais qui sont si proches en fait), la France doit se replier et souffrir, souffrir, comme le Christ sur la croix. Du sang de la sueur et des larmes, promet Fillon qui lui même fait l'inverse! Soutenu par des cathos fachos qui ont eu le toupet de manifester violemment contre des droits attribués à certaines personnes, des droits! Comment peut-on s'opposer à des droits ? Qui sont-ils pour imposer cette dictature de la pensée ? Des droits qui ne les concerne même pas, il s'agit du mariage civil, cela ne concerne pas les religions. Auraient-ils oublié que nous sommes un pays laïc ? Cela ne plaît pas à tout le monde mais un siècle après la Loi de 1905 il faudra bien s'y faire, cathos fachos et aussi quelques représentants des autres religions qui n'ont toujours rien compris (attention tous les cathos ne sont pas fachos loin de là mais ceux là....) Fille à la solde d'une France réactionnaire et féodale. Le Pen pire encore, qui n'arrive plus à cacher ce qu'elle est vraiment, antisémite, raciste, prônant la dictature en référence à Vichy encore et toujours. Tuez le Père, il reviendra vous hanter!! Pour l'homophobie, c'est plus dur, pas mal de cadres du FN sont homosexuels et ne s'en cachent pas! Un peu comme la SA dans les années 30, curieux non ? Alors, les deux électorats peuvent se croiser, Fillon d'ailleurs ne se gêne pas -en danger- de piquer les idées aux FN. Au moins Fillon est-il européen, c'est une qualité mais comment va-t-il faire pour instaurer la rigueur dans une Europe qui semble depuis quelques semaines aller mieux, en partenariat avec l'Allemagne qui fonctionne bien, le FMI vient d'indiquer que nous sommes en sortie de crise, la progression du  PIB français  n'est plus loin de la progression du PIB  de l'Allemagne. Hollande n'a donc pas complètement échoué ? Ah, ça va causer dans les chaumières de gauche!!  

Mélenchon c'est la France du passé. Robespierriste (seul vrai dictateur de l'histoire de France, violent, sanglant, mais incorruptible), révolutionnaire, jacobin, sans culottes, qui parle au nom d'un peuple qui n'en demande pas tant. C'est fou ce que le peuple a de porte paroles en période d'élections mais lui a t-on demandé son avis au peuple ? Le Pen aussi parle au nom du peuple (pas Fillon au moins, pas le seigneur féodal) et elle est si proche de Mélenchon par les idées, les extrêmes se rejoignent toujours. Mélenchon le rouge, allié des communistes... mise en commun des biens de production, pas de propriété privée, tout est à l'état et dictature du prolétariat... petit rappel de ce qu'est le communisme. Porté aussi par Poutou et Arthaud, trotskystes... révolution ouvrière mondiale et prise de pouvoir par les ouvriers dans le sang et la dictature, même pour Staline c'était trop. Voilà Arthaud et Poutou sous leurs airs sympas, Trotski 20 millions de morts à lui tout seul avec l'Armée rouge entre 1918 et 1923: Le communisme de Mélenchon, plus de 100 millions de morts dans le monde! Au moins le FN en tant que parti n'a -t-il pas ce score! 

Le Pen et Mélenchon veulent quitter l'Europe (ou l'Euro pour Mélenchon mais ça revient au même), le vieux rêve millénaire tenté par la violence et les guerres parce que c'était comme ça avec Charlemagne, le Saint Empire romain germanique ou Napoléon, une Europe dominée par une puissance mais déjà cette idée. Puis avec le XIXè siècle, un vrai idéal (pas une idéologie) européen, Victor Hugo et ses Etats-Unis d'Europe et d'autres. Alors bien sûr il y a eu le pangermanisme et le nazisme mais après la dernière guerre, pour la paix, on a construit enfin l'Europe. Alors oui, elle n'est pas parfaite (qui l'est ?), trop de technocratie, trop de distance avec le peuple, trop de mésentente entre pays, Oui il faut renégocier pour que l'Europe se rapproche des gens, que les lois soient compréhensibles et pas imposées bêtement, oui il faut faire un vrai gouvernement européen, une confédération avec un président élu qui représente l'UE dans le monde. Car effectivement, qui parle au nom de l'Europe ? Cela ne remet pas en cause notre souveraineté, les deux sont possibles pour les gens de bonne volonté. Oui il faut surveiller mieux les frontières de l'Europe mais ne pas fermer les frontières nationales, l'Europe nous a protégé et nous protège encore de la guerre. certes l'Europe est imparfaite, j'aurais souhaité une vraie Europe des peuples et des Nations, mais cela viendra. Il vaut mieux une Europe imparfaite que pas d'Europe du tout. 

Ma France, elle est en Europe, elle est le coeur de l'Europe, elle doit continuer à enflammer le monde par ses idées. Ma France elle doit être tolérante, ouverte, accueillante, bienveillante, laïque. Ma France elle doit être optimiste, joyeuse, aller de l'avant sans renier son passé, elle doit arrêter la contrition historique, arrêter le politiquement correct qui nous pourrit depuis Jospin. La France elle doit parler clair, aller droit au but, dire les choses et les expliquer. Que les hommes politiques de bonne volonté se mettent autour d'une table avec des idéaux mais sans idéologie, les idéologies sont destructrices, les idéaux font avancer. Mais ma France doit aussi savoir instaurer le respect des règles qui permettent de vivre ensemble. Elle a peur depuis si longtemps de choquer que l'ordre a disparu dans bien des endroits. Trop de démocratie tue la démocratie, il faut savoir appliquer les règles de vie communes avec une vraie discipline. La discipline n'empêche pas la démocratie,,bien au contraire, elle lui permet de mieux vivre, elle nous permet de mieux vivre. D'éviter l'anarchie.  Discipline c'est le respect des règles communes, pas le retour identitaire, pas la dictature, juste le respect des règles communes établies démocratiquement. Rien que cela ce serait un progrès car en France, de moins en moins de gens respectent les règles et l'etat n'intervient plus pour les faire respecter, par crainte de déranger tel ou tel groupe ethnique ou religieux. La lutte contre le djihadisme passe aussi par là. Pourquoi des enfants de la République ont-ils sombré dans le terrorisme ? Que leur propose la France ? Mais aussi que proposent-ils à la France ? Il ne faut pas tout attendre mais aussi se prendre en main. 

Je rappelle l'article 1 de la Constitution : "La France est une république indivisible..." donc il n'y pas de groupes religieux ou ethniques, il n'y a que des français. C'est tout. La démocratie pour subsister doit être forte mais pas à la Fillon, à la Le Pen ou à la Mélenchon. Ils ne sont pas la France de demain, ils sont la France d'hier. D'avant-hier. 

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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 18:33

CONCLUSION

 

Si, comme le prétend Schopenhauer "La musique n'a pas pour objet la représentation, mais la volonté" (16), on peut à l'évidence arguer que Wagner a mis en oeuvre sa propre volonté au service d'une représentation. Partant de la première phrase de l'ouvrage de Schopenhauer "Le monde est ma représentation", suivant le précepte schopenhauérien sur l'aspect théâtral de l’ennui (ennui qui porte à la représentation), Wagner a finalement établi une représentation du monde dans notre propre représentation du monde. La volonté renvoie directement à la négation du vouloir-vivre, négation du vouloir-vivre qui en dernier lieu, par la mise en drame du concept, entraîne la représentation. On peut dire qu'en représentant les concepts schopenhauriens, Wagner les a simplement annihilés sur la scène, par sa volonté. Ce premier point, volontairement iconoclaste, ne doit cependant pas faire oublier l'essence même des représentations wagnériennes. Par la musique, expression de la volonté, Wagner a donné un sens artistique à la philosophie de Schopenhauer. La musique a le pouvoir d'atteindre l'Autre Monde et véhicule mieux que n'importe quel autre art la négation du vouloir-vivre. Elle permet la transition, le passage dans un monde nouveau, celui de la métaphysique et de l'inconscient. Wagner associe en permanence le désir d'amour avec le renoncement, le vouloir-vivre avec sa négation. Dans la négation du vouloir-vivre, c'est la fin de la souffrance que recherche le héros wagnérien, l'extinction de "l'élan vital' mais il ne peut se dégager de l'aliénation de la représentation. Seuls la destruction, le chaos et la naissance d'un "surhomme" peuvent régénérer le monde de sa représentation. A travers ces personnages, c'est Wagner qui se met en scène également, lui dont l’objectivation de la volonté était justement de régénérer le monde de l'art. Wagner, c'est Wotan, Siegfried et Parsifal. Wagner se prend pour Dieu. Et si Nietzsche peut écrire "Dieu est mort" (en dehors de toute considération philosophique), c'est qu'il avait écrit auparavant : "Wagner, mon Dieu". A travers son auto-déification, Wagner est véritablement le lien entre la pensée de Schopenhauer et celle de Nietzsche, il en est l'incontournable médiateur. Wagner, prophète du "chef d'oeuvre d'art total', a embrassé son art dans sa globalité et a tenté d'atteindre, en dernier lieu la fusion total de l'artiste avec l'esthétisme de son art. Se détournant ainsi de la représentation du monde par la négation du vouloir-vivre, il a, par la force de sa volonté objectivée, crée une oeuvre unique, par l'amplification et la sublimation de la pensée schopenhauérienne. Il est en quelque sorte devenu lui-même le "surhomme", artiste accompli, incarnation de la "volonté de puissance" nietzschéenne.

 

* Maître de chapelle

  1. in "Richard Wagner et la pensée schopenhauérienne" d'Edouard Sans, Ed.

Klinksiek, Paris 1969.

  1. "Richard Wagner et Tannhaüser à Paris" de Charles Baudelaire, et "Lettre à Richard Wagner"....: "Richard Wagner" de Stéphane Mallarmé, in "Oeuvres complètes" Ed. Gallimard, La Pléiade, Paris 1945. C'est inspiré par l'expérience esthétique wagnérienne que Mallarmé parlera de "creux néant musicien".
  2. in "Richard Wagner" Martin Gregor-Dellin. Ed. Fayard, Paris 1981. (p. 243)
  3. Lettre à Erwin Rohde, 8 octobre 1868.
  4. in "Richard Wagner" Martin Gregor-Dellin (p.381)
  5. in "Ma vie" de Richard Wagner, Ed. Buchet-Chastel. Paris, 1978.
  6. Lettre à Franz Liszt, le 16 décembre 1854.
  7. Lettre à Frauenstädt, le 30 décembre 1854.
  8. in "Compositeurs allemands lecteurs de Schopenhauer 1850-1920" dans "Présences de Schopenhauer" dirigé par Roger-Pol Droit, Ed. Grasset, Paris 1989.

(10) in "Le monde comme volonté et comme représentation". Arthur Schopenhauer.

Ed. PUF, Paris 1966 (p. 25-27) (11)Ibid. (p. 327-329)

  1. in "Wagner et notre temps" de Thomas Mann. Ed. Hachette/Pluriel, Paris 1978.
  2. in "Une communication à mes amis" Richard Wagner.
  1. in "Richard Wagner" de Jacques Bourgeois. Ed. D'Aujourd'hui, collection les Introuvables, Paris 1959. (p. 158)
  1. Nous aurions préféré, avec un a posteriori historique, le terme de "supra-homme".
  2. in "Richard Wagner" de Martin Gregor-Dellin, Ed. Fayard, Paris 1981. (p. 731)

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Devant l'abondance des titres, ne sont mentionnés ici que ceux effectivement consultés pour ce travail.

 

Arthur Schopenhauer

"Le monde comme volonté et comme représentation", traduction de A. Burdeau,

revue et corrigée par Richard Roos, Ed. PUF, Paris, 1966

"Le vouloir-vivre, l'art et la sagesse" (textes choisis par André Dez), Ed. PUF, Paris, 1991

"Aphorismes sur la sagesse dans la vie", traduction de J.A Cantacuzène, revue et corrigée par Richard Roos, Ed. PUF, collection Quadrige, Paris, 1994

 

Richard Wagner

"Ma vie", traduction de Martial Hulot, Ed. Buchet-Chastel, Paris, 1978 "Une communication à mes amis". Ed. Mercure de France, Paris, 1976.

 

Etudes sur Schopenhauer

Michelle Biget, "Compositeurs allemands lecteurs de Schopenhauer" in "Présences de Schopenhauer" sous la direction de Roger-Pol Droit, Ed. Grasset, Paris, 1989 Clément Rosset, "Schopenhauer. philosophe de l'absurde". Ed. PUF, collection Quadrige, Paris, 1994

Didier Raymond, "Schopenhauer". Ed. Seuil, collection Ecrivains de Toujours, Paris, 1995

 

Etudes sur Wagner

Martin Gregor-Dellin, "Richard Wagner". Ed. Fayard, Paris, 1981

  1. Bourgeois, "Richard Wagner". Ed. D'Aujourd'hui, collection Les

Introuvables, Paris, 1959

Thomas Mann, "Wagner et notre temps". Ed. Hachette/Pluriel, 1978

H ans Mayer, "Sur Richard Wagner". L'Arche Editeur, Paris, 1972

Marcel Schneider, "Wagner". Ed. Seuil, collection Solfèges, Paris, 1995

Edouard Sans, "Wagner. Schopenhauer et l'Anneau", in "Avant-Scène Opéra 8",

Janvier-Février 1977

Edouard Sans, "Wagner et la pensée schopenhauérienne". Ed. Klinksieck, Paris, 1969

 

 

 

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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 18:26

L'OR DU RHIN

 

Nous allons procéder ici, grâce à l'exemple du prélude, à une véritable analyse de la transcription musicale wagnérienne des théories de Schopenhauer. Pour une meilleure compréhension de ce qui va suivre, il est important de savoir que "L'or du Rhin" raconte la naissance du monde. Tout d'abord, relisons le texte du philosophe (nous soulignons les mots qui renvoient directement à l'écoute du prélude).

 

"Dans les sons les plus graves de l'échelle musicale, dans la basse fondamentale, nous saisissons l’objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs, comme la matière inorganique, la masse planétaire. Les sons aigus, plus légers et plus fugitifs sont tous, on le sait, des harmoniques accompagnant le son fondamental () On peut rapprocher ce fait de ce qui se passe dans la nature, tous les corps et tous les organismes doivent être considérés comme sortis des différents degrés de l'évolution de la masse planétaire qui est à la fois leur support et leur origine. C'est tout à fait le même rapport qui existe entre la basse fondamentale et les notes supérieures. Il existe une limite inférieure au-dessous de laquelle les sons graves cessent d'être perceptibles. De même, la matière ne peut être perçue sans forme et sans qualité, autrement dit elle ne peut être perçue que comme manifestation d'une force irréductible, qui est la manifestation de l'Idée () La note fondamentale est donc dans l'harmonie ce qu'est dans la nature la matière inorganique, la matière brute, sur laquelle tout repose, de laquelle tout sort et se développe. () Depuis la basse jusqu'à la voix qui dirige l'ensemble, nous retrouvons l'analogue des Idées, disposées en séries graduées, des Idées qui sont l'objectivation de la volonté. Les parties les plus graves répondent aux degrés inférieurs, c'est-à-dire aux corps inorganiques, mais doués déjà de certaines propriétés, les notes supérieures nous représentent les végétaux et les animaux. Les intervalles fixes de la gamme répondent aux degrés déterminés de la volonté objectivée, aux espèces déterminées de la nature. () La basse et les parties intermédiaires d'une harmonie n'exécutent pas une mélodie continue comme la partie supérieure qui exécute le chant, cette dernière seule peut courir librement et légèrement en faisant des modulations et des gammes, les autres vont plus lentement et ne suivent pas une mélodie propre. C'est la basse qui marche le plus lentement, elle représente la matière inanimée, elle ne monte et ne descend que par intervalles considérables () au-dessus de la basse sont des parties de ripieno ou de remplissage, elles répondent au monde organisé, leur mouvement est plus rapide mais sans mélodie suivie. Cette marche irrégulière () figure ce qui a lieu dans le monde des êtres sans raison (). Vient enfin la mélodie, exécutée par la voix principale, par la voix haute, la voix chantante.

 

la voix qui dirige l'ensemble, elle s'avance librement () et conserve d'un bout à l'autre du morceau un mouvement continu, image d'une pensée unique et nous y reconnaissons la volonté à son plus haut degré d'objectivation. la vie et les désirs pleinement conscients de l'homme. () La mélodie par essence reproduit tout cela, elle erre par mille chemins et s'éloigne sans cesse du ton fondamental. Elle se termine toujours par un retour final à la tonique, tous ces écarts de mélodie représentent les formes diverses du désir humain, son retour au ton fondamental en symbolise la réalisation. () Le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu'une incarnation de la volonté."

 

Analyse du prélude

 

Avant tout, nous pouvons suggérer que la description faite par Schopenhauer s'applique à tout le Ring. Le dernier passage souligné est en effet un raccourci de la Tétralogie, qui se termine, après le chaos, par un retour à la basse fondamentale et à la création d'un nouveau monde.

 

Le prélude débute par la basse fondamentale, l'accord parfait en mi bémol majeur tenu pendant 136 mesures qui représente la matière inorganique, brute, d'où toute vie jaillira. C'est le monisme primitif de la matière car celle-ci est lobjectivation de la volonté au stade élémentaire, une nouvelle dialectique sonore, le "Urmotiv". note immémoriale d'où s'élève l’élan de la volonté (dans la droite ligne du "Drang" "élan" et du "Wille" "volonté" des romantiques). La basse fondamentale symbolise l'état crépusculaire qui recèle la naissance de toute chose (état crépusculaire qui, dix-huit heures d'audition plus tard, refermera le Ring comme il l'avait ouvert). Comme l'indique Schopenhauer, la basse fondamentale monte et descend par intervalles considérables. A cette première note grave, se greffe sa quinte, puis l'octave, puis les autres harmoniques. Le thème de l'eau ainsi dévoilé se développe en séries graduées d'où se dégage le rythme principal. Puis, le mouvement orchestral chaloupe de plus en plus avec l'introduction d'autres instruments qui indiquent le passage progressif de l'état primitif à l'eau immobile puis son jaillissement vital. A la fin du prélude, elle coule à flots et bondit C'est le thème du Rhin, que nous retrouvons, comme nous l'avons annoncé, à la fin du "Crépuscule des Dieux". Puis enfin, la mélodie explose, chantée par les Filles du Rhin, sur un motif dont les vagues s'échappent encore de l'élément primordial. L'action est maintenant en place. Ainsi, les 136 mesures du prélude de "L'or du Rhin" viennent-elles d'évoquer la création du monde et la naissance de la vie, par une mise en pratique musicale des théories de Schopenhauer qui écrivait dans sa Lettre sur la musique :

"Nous pouvons considérer la nature dans son ensemble comme un développement gradué depuis l'existence purement aveugle jusqu'à la pleine conscience de soi." Allons plus loin avec Martin Gregor-Dellin. La tonalité de mi bémol de la basse fondamentale est celle de la genèse du monde sortant du néant. En allemand, cette tonalité est désignée par "Es". Or, "Es" est l'équivalent du pronom indéfini français "il" ou « on » ou encore "ça". Et, qu'est-ce d'autre que le "ça" freudien, si ce n'est une manifestation de l'irraisonné, c'est-à-dire dans le concept wagnérien (inspiré par Schopenhauer), l'indicibilité de l’objectivation de la volonté ? On sait que Freud était très attentif à la philosophie de Schopenhauer et à la musique de Wagner. Là n'est pas le sujet mais la remarque mérite d'être étudiée : Wagner pourrait être le lien entre Schopenhauer et Freud, car il a rendu sensible musicalement les forces instinctives de l'inconscient avant que celles-ci ne soient nommées. Sa musique (c'est très clair dans le prélude de l"Or du Rhin"), cherche à atteindre un "en-soi" des choses, un "ça", une énergie vitale, originelle. Wagner donne une expression musicale à ce qui est du domaine de la métaphysique, il est le "conscient de l'inconscient" ("das Wissende des Unbewufiten"), le dicible de l'indicible. Notons pour en terminer avec ce prélude, que tous les thèmes du Ring sortent de la basse fondamentale comme toute vie sort de la matière primitive.

 

LA WALKYRIE

Pour Schopenhauer, il y a analogie entre l'Univers et l'expression musicale, le prélude de "l'Or du Rhin" en est un exemple. L'ouverture de "La Walkyrie" confirme cet exemple. L'opéra se déroule plusieurs milliers d'années après "L'or du Rhin", le dieu Wotan prend alors une forme humaine et représente l’objectivation de la volonté. Le début de l'oeuvre recèle un processus de genèse identique à "L'or du Rhin". L'orage de l'ouverture permet le passage du divin à l'humain, la naissance de l'homme en proie à la violence des éléments et à sa propre souffrance intérieure. La fin de l'opéra est dominé par le thème du sort, le symbole de l'ordonnance suprême qui dépasse hommes et dieux, qui fait le lien avec "Siegfried" l'homme providentiel. Thème que nous retrouvons dans le "Crépuscule des dieux" et qui annonce, justement, la chute de la race divine et l'avènement d'un homme nouveau.

 

SIEGFRIED

 

"Siegfried" est un opéra où la nature est très présente. L'expression musicale représente un panthéisme sonore que Schopenhauer n'aurait pas renié. Siegfried le rédempteur et Brünnhilde la walkyrie, fille de Wotan, tombent amoureux Mais l'un et l'autre subissent les lois de la prédestination. Brünnhilde est condamnée par un décret à aimer Siegfried avant qu'elle ne le sache et Siegfried accomplira l'acte de la négation de la volonté. En effet, l'abolition de la douleur (du désir) passe cette négation. Car Siegfried et Brünnhilde souffrent, symbolisant par leurs chairs et leurs âmes la souffrance du monde. De ce fait, l'amour et la mort sont indissociables dans l'acte de négation de la volonté (cette négation ne peut se faire que par la conscience humaine qui seule, permet le retour à l'état originel). Nier le Vouloir-Vivre pour renaître. Nier un amour impur car déterminé pour le reconstruire dans la pureté originelle de la matière primitive. Par la mort. A la fin de l'opéra, les deux amants chantent "Joie de l'amour, joie de la mort". Et chacun part vers son destin. Brünnhilde va racheter les péchés du monde par son sacrifice. Siegfried atteint la Conscience au moment de sa mort et engendre un homme nouveau par l'anéantissement du Walhalla.

 

LE CREPUSCULE DES DIEUX

 

"Le crépuscule des dieux" marque la fin de la race divine et boucle ainsi l’Anneau par un retour à la matière primitive qui doit engendrer l'homme nouveau. Le cercle se referme, les thèmes musicaux qui ouvraient "L'or du Rhin" achèvent "Le crépuscule des dieux". L'opéra décrit l'apocalypse, la fin du pouvoir divin par le brûlement du Walhalla, la lutte vaine contre le destin, la négation de la volonté. Dans les flammes du Walhalla, Brünnhilde expie les péchés des dieux (le désir d'amour que lui prédestine Wotan pour faire échec à Siegfried) après avoir enduré toutes les souffrances morales. (Selon Schopenhauer, il faut s'installer au coeur de la contradiction et en assumer tous les effets, c'est-à dire se placer au coeur du feu : "au foyer de la volonté, dans le désir d'amour".) Le monde a un sens moral et pour ne pas l'avoir compris plus tôt, les hommes (et ici les dieux) ne peuvent trouver leurs saluts que dans la négation du vouloir-vivre. Schopenhauer écrivait dans "Parerga et Paralipomena" : "Croire que le monde n'a qu'un sens physique et non moral est l'erreur capitale, la plus grande, la plus néfaste perversité de la pensée". Wagner, lui aussi, accréditait la signification morale du monde. Pour avoir succombé au désir d'amour, Siegfried, encore "humain trop humain", s'est aliéné et a provoqué la chute du Walhalla.

 

La fin de la Tétralogie rejoint "L'Or du Rhin", en une genèse nouvelle, un retour à la nature grâce à la destruction (outre les influences de Schopenhauer, on y trouve, mêlées, celles de Bakounine "le plaisir de destruction est un plaisir créateur" -Bakounine qui voulait sacrifier Paris en holocauste- de Rousseau "retour à la nature" et de Feuerbach "l'homme nouveau post-révolutionnaire"). En exergue de sa partition, Wagner avait écrit : "La race des dieux a passé. Le trésor de ma science sacrée, je le livre au monde. Ce n'est plus l'or, ni le faste seigneurial, ni les liens trompeurs des traités qui régiront désormais l'Univers, mais la seule chose absolue, l'Amour". Et l'amour pur régnera avec la naissance d'une nouvelle humanité. Ainsi, l'homme nouveau, engendré par le chaos et la purification symbolique de l'holocauste, sera le "surhomme" ("Übermensch") qui pourra régénérer la race humaine, purifiée au détriment de celle des dieux Nous savons que Nietzsche va récupérer cette idée et qu'il la développera dans "Ainsi parla Zarathoustra", écrit en réaction à « Parsifal », l'autre "surhomme" wagnérien, dont nous allons maintenant examiner la matrice schopenhauérienne.

 

PARSIFAL

Dernier opéra de Wagner, "Parsifal est en fait une célébration mystique mêlant dans son souffle rédempteur des aspects chrétiens, panthéistes, bouddhiques, ésotériques et nihilistes. « Parsifal » est l'oeuvre où se concentrent toutes les préoccupations wagnériennes, une sorte de macro-microcosme philosophique, religieux et testamentaire. Un opéra manichéen où l'on retrouve une dichotomie aperçue déjà dans "Tristan et Isolde". L'opposition Jour/Nuit laisse place ici à l'opposition Pur/Impur. Que raconte « Parsifal »? La délivrance, par un jeune chevalier pur et ingénu, de la malédiction pesant sur le roi du Graal, Amfortas, et ses propres chevaliers. Souffrant d'une blessure indélébile (car charmé par le maléfice de Kundry, femme possédée), Amfortas ne peut consacrer le Graal et seul Parsifal, le chevalier pur, pourra sauver le monde par sa propre déification. Klingsor (l'ennemi du Graal) représente la conscience malheureuse, la sensualité à l'état pur, le plus haut degré d'affirmation de la volonté. Et bien sûr, il en souffre, car s'il mutile son désir pour atteindre la sainteté, celui-ci renaît sans arrêt (répétition du Vouloir-Vivre, rappelons la phrase de Schopenhauer : "Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur", phrase que l'on peut répercuter dans le coeur de tous les héros wagnériens). Amfortas, lui, représente l'humanité souffrante soumise à la douleur sans cesse renouvelée pour avoir commis l'acte d'amour, l'affirmation par excellence du Vouloir-Vivre qui perpétue l'espèce et la douleur (voir la phrase de Schopenhauer). Il représente le microcosme schopenhauérien que le philosophe relie au macrocosme, l’ Univers (ici, le Divin).

 

L'amour d'Amfortas pour Kundry est le symbole de l'humanité face au péché originel et la tentation suprême. D'ailleurs, le motif musical de "La souffrance" est récurrent dans "Parsifal'. se fondant à la fin de la cérémonie du Graal dans celui de "La promesse", ultime espoir d'une vie meilleure promise par Parsifal. Parsifal lui-même représente l'évolution de la conscience. Il passe du stade de "simple d'esprit" (la matière primitive chez Schopenhauer) à celui de la conscience pure, ("L'élévation". "Erhebung") identifiée ici avec le divin. Nous n'irons pas plus loin dans l'analyse de l'opéra, car elle nécessiterait un "hors-sujet" religieux. Précisons cependant que la matrice du drame (bien qu'inspirée de Chrétien de Troyes) est schopenhauérienne et reprend les préoccupations mystiques du philosophe, en particulier par les influences de la pensée bouddhiste. Amfortas ne peut être libéré que par la contemplation, la pitié, l'ascétisme, seuls remèdes à la négation du vouloir-vivre (nous pouvons en dire autant de Klingsor). Gregor-Dellin précise à propos de « Parsifal » : "Ce que sa mystique de la rédemption exprime est la dimension conjuratoire de la négation de la volonté, une symbolisation de l'extinction. C'est la seule oeuvre que Wagner créa entièrement dans l'esprit de Schopenhauer. Dans ce refus puissamment et même exagérément stylisé d'un siècle optimiste et civilisateur et de sa réalité () il est juste de parler d'une oeuvre d'adieu au monde". (16)

 

Wagner a, dans ce dernier drame, poussé à l'extrême les paraboles développées dans la Tétralogie. Au-delà de la délivrance du monde par sa rédemption et de la fin de la race des dieux, c'est l'homme pur qui devient Dieu, paroxysme syncrétique de la théorie du "surhomme". La célébration finale du Graal est le symbole de l'accession humaine au stade divin. Nietzsche ne comprit pas la logique de Wagner, inscrite dans la continuité du Ring. Il accusa le musicien d'être tombé au pied de la croix et interpréta "Parsifal' comme une apologie de la faiblesse et du renoncement de lêtre humain. Il inventa Zarathoustra pour contrer Parsifal, lui attribua la symbolique du père (qu'il perdit à 5 ans), de l'ami (car fâché avec Wagner) et du maître (car détaché de Schopenhauer). Nietzsche forgea son propre "surhomme" en réaction à "l'homme devenu Dieu" qu'est Parsifal. (On sait hélas combien Wagner et Nietzsche furent incompris dans leur démarche, la lecture "premier degré" de ces philosophies a mené le monde au bord du chaos.)

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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 18:22

DEUXIEME PARTIE

 

"La musique est placée tout à fait en dehors des autres arts. Nous ne pouvons plus y trouver la copie, la reproduction de l'Idée de l'être tel qu'il se manifeste dans le monde; et d'autre part, c'est un art si élevé et si admirable, si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes, si profondément et si entièrement compris, semblable à une langue universelle qui ne le cède pas en clarté à l'intuition elle-même. () Les Idées (au sens platonicien) sont l’objectivation adéquate de la volonté. Le but de tous les arts est d'exciter l'homme à reconnaître les Idées. () La musique va au-delà des Idées, elle est complètement indépendante du monde phénoménal, elle l'ignore absolument et pourrait en quelque sorte continuer à exister alors même que l'univers n'existerait pas. La musique en effet est une objectivité, une copie aussi immédiate de toute la volonté que l'est le monde () elle est donc une reproduction de la volonté au même titre que les Idées elles-mêmes () La musique parle de l'être () il existe une analogie entre la musique et les Idées, dont les phénomènes multiples et imparfaits forment le monde visible." (11)

 

Cet extrait permet de situer la pensée musicale de Schopenhauer, qu'il développe techniquement par la suite. Nous allons nous servir de ce développement lorsque nous aborderons l'analyse du prologue de "L'or du Rhin". Mais c'est grâce à la plus simple des dialectiques, la chronologie des oeuvres, que nous allons pour l'instant évoquer l'influence de la pensée schopenhauérienne dans les opéras de Wagner.

 

 

TRISTAN ET ISOLDE

 

Thomas Mann, wagnérien et lecteur de Schopenhauer, écrit : "Cette métaphysique artiste de l'instinct et de l'esprit, de la volonté et de la contemplation, cette étonnante construction d'une éthique pessimiste et musicienne si profondément, humainement et historiquement apparentée à la partition de Tristan ! C'est de la volonté du désir, exerçant sa poussée malgré la conscience qui ne s'y trompe pas, qu'est née cette philosophie qui est la négation intellectuelle de la volonté, et c'est sous cette forme que pour Wagner, elle est devenue l'élément vital." (12)

 

Bien que "Tristan et 1solde" ne soit pas directement inspirée de Schopenhauer, l'oeuvre n'en contient pas moins des influences évidentes. Ecrit entre 1855 et 1859, alors qu'il vivait la passion avec Mathilde Wesendonck (la figure d'Isolde), l'opéra s'inscrit dans la lignée du "Der Nachtgeweihte" ( "voué à la nuit") exalté par Novalis.

 

Les personnages sont en proie à un conflit permanent entre le jour et la nuit; l'amour et la mort. Le jour, symbole de vie, lumière, multiplicité des êtres. La nuit, domaine de la mort qui réunit les amants, de l'inconscience, du retour à l'unicité de l'être. Tristan est dévoué à la nuit qui apaise les passions et tous les deux aspirent à une mort libératrice par la dissolution de leur âme dans le monde, dans l'essence de l'univers. Ainsi, l'irrémédiable conflit se résout-il par la négation du Vouloir-Vivre ("Laisse la mort vaincre le jour" s'écrie Tristan dans l'acte II) plutôt que par la solution chrétienne du renoncement. La seule volonté exaltée est celle qui naît aux sources de l'amour. Ainsi se retrouve la philosophie de Schopenhauer, dont l'effet est accru par des harmonies novatrices et captivantes (le fameux "accord de Tristan", l'extension du leitmotiv) où le désir se confond avec la volonté, où l'absolu est la mort et où l'au-delà est le lieu métaphysique du désir d'amour, délivrance. Le poème est écrit sur le mode de la tragédie grecque : thèse, antithèse, synthèse (Jour, Nuit, Mort désirée; en d'autres termes : le jour et la nuit ne forment qu'un seul et même pouvoir du sacré). Outre son aspect schopenhauérien, il faut noter qu'en faisant le lien entre les aspirations d'un Novalis ("Faut-il que la nuit revienne" dans les "Hymnes à la nuit") d'un Schlegel ("Lucinde") ou d'un August von Platen ("Celui qui a contemplé de ses yeux la beauté est déjà voué à la mort" dans un poème intitulé ..."Tristan"). "Tristan et Isolde" est l'opéra romantique par excellence. Il est à la fois l'apothéose du romantisme tel que pensé par le cercle de Weimar en 1790 (et clôt ainsi une époque) et le premier opéra d'une ère nouvelle, considéré comme le chef-d'oeuvre révolutionnaire de la musique dramatique moderne. Il touche aux confins de la musique traditionnelle et annonce l'impressionnisme et l'atonalité. Il renouvelle également entièrement la dramaturgie, ce qui incitera Nietzsche à écrire son premier ouvrage "La naissance de la tragédie", en apologie de "Tristan et Isolde". Il rattachera l'oeuvre à la métaphysique primordiale du théâtre grec. "Tristan et Isolde" est d'autre part le premier opéra où fusionnent les deux philosophies qui ont déterminé la vie de Wagner : la pensée optimiste de Feuerbach et la pensée pessimiste de Schopenhauer. Cette fusion sera pleine et entière dans le Ring et inspirera grandement la pensée de Nietzsche.

 

DES RING DES NIBELUNGEN "L'ANNEAU DU NIBELUNG"

 

Wagner a toujours voulu dépasser l'Histoire par le mythe. Avec la Tétralogie, il a réussi à construire un monument dramatique unique où la mythologie transcende l’Etre et où les divinités laissent la place à un monde nouveau. Il s'inscrit là encore dans le romantisme allemand quand il écrit : "Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple. Dans le mythe en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et montrent ce que la vie a vraiment d'éternellement compréhensible". (13) La Tétralogie est bien plus que de l'opéra, c'est "un essai de cosmogonie dramatique et musicale, un système complet du monde basé sur une éthique qui s'efforce de résoudre les conflits fondamentaux de la psychologie humaine, en accord avec les forces essentielles de l'univers" (14) La Tétralogie raconte l'histoire symbolique et mythique du monde, détruit par l’objectivation de la volonté. Nul ne peut échapper au déterminisme de cette objectivation. Ainsi, Wotan, au sommet de sa puissance dans un monde soumis aux lois que lui-même lui a donné, doit-il accepter les conséquences des pactes qu'il a conclu et qui représentent l’objectivation symbolique de la volonté. Wotan, en prenant figure humaine dès "La Walkyrie" est d'ailleurs déjà lui-même objectivation de la volonté. Il n'est donc plus libre et doit se soumettre aux Traités qui maintiennent l'ordre du monde (thème récurrent dans "L'or du Rhin"). Par là même, il doit violer d'autres lois et il perpétue ainsi le cycle de malheurs qui se termine par la malédiction de l'or, le crépuscule des dieux et la malédiction finale. Le monde de la Tétralogie est un flot de douleur, de souffrance, d'anéantissement, d'enchaînement d'événements tous annoncés (par les Filles du Rhin, les Nornes ou Erda) et dont personne ne peut s'échapper (répétition : manifestation du vouloir-vivre) Dans la Tétralogie, Wagner reprend le thème du rédempteur qui annonce un monde nouveau par destruction de l'ancien. (Une vision plus optimiste que celle de Schopenhauer, l'influence de Feuerbach est ici évidente.) Siegfried doit être ce rédempteur, cet homme de l'avenir, régénéré de toutes les souffrances humaines et divines qui achèvera le cycle des répétitions. Le Ring se termine par le chaos, seule possibilité de renaissance pour un avenir meilleur, et c'est le Walhalla (la demeure des dieux) qui s'enflamme, le monde meilleur ne pouvant arriver qu'au-delà du mythe. Siegfried s'engendre par l'anéantissement du monde. Wagner annonce la fin de la race des dieux et Siegfried le rédempteur donnera naissance par son sacrifice au "surhomme" ("Ùbermensch") (15) Wagner est ici l'intermédiaire essentiel entre Schopenhauer et Nietzsche. Examinons maintenant quelques exemples précis de la mise en musique par Wagner des théories schopenhauériennes.

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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 18:11

Tout d'abord, une ambiguïté amusante de Schopenhauer. Grand Maître du pessimisme et de l'ascétisme, il était lui même épicurien, hédoniste et a tenu un journal des meilleures tables européennes lors de ses voyages. Ma foi, on ne peut demander à un philosophe de mettre en pratique ses propres théories (Rousseau par exemple n'a pas agi autrement avec L'Emile). Une autre anecdote, tout autant intéressante, Schopenhauer était musicien. Il jouait de la flûte, tous les soirs, pendant toute sa vie. Il avait une passion pour Mozart et Rossini. Il n'est pas inutile de le rappeler dans cet essai car si Schopenhauer ne fut guère sensible à la musique de Wagner, il comprit vite l'importance de son génie. (A Noël 1854, Wagner lui envoya le livret du Ring. Le philosophe lut le prologue et écrivit à l'un de ses amis "Peut-être s'agit-il là de l'oeuvre d'art de l'avenir...semble fantastique" (8). Il concède également que Wagner, contrairement aux autres musiciens, a une vision globale du monde). De plus, un chapitre du "Monde comme volonté et comme représentation" est consacré à sa théorie musicale, chapitre "mis en musique" par Wagner (nous allons y revenir). Schopenhauer, sur la musique, savait de quoi il parlait Cela nous amène directement à la principale démarche de sa philosophie, démarche ontologique dans laquelle la musique permet d'atteindre l’élévation (Erhebung). Ce que Michelle Biget exprime par "l'essence intime de toute une vie et de toute existence, parce que immédiatement intelligible quoique intraduisible dans le langage de la raison" (9).

 

Que prône Schopenhauer ? Dès les premières pages du "Monde comme volonté et comme représentation", le philosophe expose sa théorie.

 

"Le monde est ma représentation. () Tout ce qui existe existe pour la pensée, c'est-à-dire, l'univers entier n'est objet qu'à l'égard d'un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s'applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l'avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous, car elle est vraie du temps et de l'espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n'existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation. () Cette vérité a été de bonne heure admise par les sages de l'Inde, puisqu'elle apparait comme à la base même de la philosophie védanta. () Le monde est ma volonté. () La volonté constitue l'autre côté du monde : à un premier point de vue en effet, ce monde n'existe absolument que comme représentation: à un autre point de vue, il n'existe que comme volonté () ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c'est le sujet. Le sujet est par la suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet, car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet." (10)

 

Sujet, volonté, représentation. L'aspect tridimensionnel de la philosophie schopenhauérienne est installée. Pour une approche rapide et essentielle des grandes lignes de cette pensée, nous nous référons au résumé qu'en a fait Roger-Pol Droit dans l'ouvrage "Présences de Schopenhauer". Pour Schopenhauer, l'hégémonie de la raison touche à sa fin, "les clartés de l'entendement sont asservies à la nuit aveugle du désir", la volonté d'un individu n'existe qu'illusoire car elle est "immergée dans le jeu infini et absurde d'une réalité qui la dépasse" (on trouve ici des échos hégéliens), le pire se répète indéfiniment (la répétition est la seule manifestation du vouloir-vivre) et reste devant nous, que la joie pure (la béatitude, le nirvana) est indescriptible mais existe. "Le monde comme volonté est un mauvais infini. Sa multiplicité s'autodévore, il est toujours troué de coupures, de morcellements, de finitudes, de temps. S'y oppose la pureté lisse et parfaite de l'immatériel, de l'inobjectivité". On ne peut l'exprimer car on ne peut le représenter. Seul le monde matériel est représentation. En d'autres termes, puisque le réel vécu est illusoire, la représentation est au service du Vouloir- Vivre. Mais le Vouloir- Vivre est à l'origine de tous les malheurs de l'homme et le mène dans un cycle perpétuel du désir à l’ennui et de l’ennui au désir. Le stade intermédiaire de la frustration étant la douleur. La représentation est soumise au principe de raison et forme une objectivation de la volonté. Cette objectivation se réalise dans lIdée, forme éternelle de tous les phénomènes. Pour se sortir du cycle infernal de lennui et de la douleur, il faut nier tous les désirs par lascétisme tel que le Bouddhisme l'enseigne (Schopenhauer fut un grand promoteur du Bouddhisme en Europe), pour atteindre le Nirvana (l'ascèse est une répétition figée). Une autre possibilité est offerte à l'esprit intelligent, la contemplation désintéressée de l’Idée par l’Art ou l'expression immédiate de la volonté dans la musique. Le génie a le pouvoir en effet de s'abandonner à lIdée et de créer des oeuvres à partir de là. Dans ce cadre, la musique occupe une place particulière car elle n'est pas la copie de l’Idée mais l'expression de la volonté elle-même. Elle n'a besoin d'aucun support pour exister, elle est immédiatement sensible et compréhensible.

 

En conclusion de cette première partie, nous pouvons constater, et nous suivons en cela le chemin tracé par Edouard Sans, que Schopenhauer a rationalisé les données de son époque sur le subjectivisme, l'intuition, la tragédie de l'existence qui découle du néant du monde. Qu'est-ce que le monde ? Il est Matière, il est Ma représentation, il est Péché, il est Force, il est Ma volonté. La volonté est le substrat sur lequel vient se greffer la représentation, chaque objet étant lobjectivation de la volonté. Wagner trouve donc en cette pensée la justification de son oeuvre, de son nihilisme et du mythe du héros rédempteur.

 

Edouard Sans indique cinq grands principes schopenhauériens auxquels souscrit Wagner, nous nous bornons à n'en donner qu'un résumé avant d'aborder, par l'exemple, les influences du philosophe sur l'artiste.

 

Le subjectivisme : Moi est à la base de toute expérience. A travers cet individualisme total, Schopenhauer retrouve l'unité originelle des êtres et la notion du Tout. Wagner va fouiller les profondeurs de l'existence individuelle et subjective dans "Tristan et Isolde" (le premier opéra inspiré de Schopenhauer) puis le sujet est lui-même Absolu dans le Ring, cosmogonie épique. C'est dans le sujet que se réunissent toutes les capacités de connaissance et d'appréhension du monde alors que lui même ne peut jamais être connu. Toute réalité n'existe que dans sa représentation. Cela marque une évolution de Wagner qui, lors de la révolution de 1849, considérait (avec Bakounine) que l'individu n'était qu'un simple élément au service de la communauté.

 

L'intuitionnisme : L’intuition immédiate nous révèle la nature des choses, seule la métaphysique de l'expérience est valable.

 

Le volontarisme : La volonté est essentielle dans l'univers, tout doit se faire à partir d'elle. Le monde est une manifestation de la volonté, la volonté réserve la souffrance inéluctable à l'individuation (nous le verrons dans « Parsifal »)

 

Le pessimisme : Le monde n'est qu'illusion comme représentation, il a donc une signification morale. La victoire définitive sur l'illusion du Vouloir-Vivre doit être remportée par une pensée pessimiste s'appuyant sur des vertus difficiles telles que l'ascétisme et la pitié afin d'arriver à la sagesse suprême, au salut. L'homme peut y arriver par la souffrance consciente. La pitié est un principe de base si l'on admet que le monde a une signification morale et que l'on cherche le salut II faut pour cela nier le Vouloir-Vivre. Nous y reviendrons dans le Ring.

 

L'esthétisme : La démarche artistique est importante. La contemplation désintéressée des idées permet au pessimisme de résister au désespoir. L'état esthétique a une valeur particulière puisqu'il apporte un reflet de beauté à la résignation. Dans la musique, la beauté est alliée à l'émotion sensible et est directement perceptible.

 

A travers Wagner et Schopenhauer, nous sommes en présence de la rencontre de deux pensées similaires, l'une déjà structurée et théorisée, l'autre en quête d'elle-même qui va se nourrir de la première dans la création d'une oeuvre unique. Nous allons maintenant tenter d'analyser, par l'exemple, le résultat de la fusion de ces deux pensées.

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